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déconfirent après une courte bataille. Et, sur une autre barque, trois dames habillées en Mores s’inclinaient et faisaient obéissance à une reine couronnée, habillée selon la mode française. Et tout cela est de la politique et politesse de diplomatie. Mais il y avait enfin une galéasse, où l’on voyait, sur un pilier vert de feuillage, un dieu d’amour, lequel disait en son dicté : « Soyez amoureux ! » À l’entour de ce dieu étaient assis ou étendus gracieusement de jeunes dames etmaints « docteurs » lisant des livres ; l’un, sur une banderole avait écrit qu’« il n’était vie que d’amoureux » ou à quoi bon vivre ?

C’est la première mention d’amour, au sujet de Venise. Eh ! jusqu’à présent, nous n’avons eu que témoignage de pèlerins tout à leurs prières et de diplomates férus de diplomatie ou qui ne racontent pas le détail des jours et des nuits. Voici encore un pèlerin, mais qui n’est pas confiné dans l’oraison, Jacques Le Saige, marchand drapier en la ville de Douai. Dévot, certes, car il voulut faire le voyage de Terre sainte ; et, quand il rentra chez lui, sa boutique eut pour enseigne les armes du patriarcat de Jérusalem et cette devise : « Loué soit Dieu ; j’en suis revenu. » Il est dévot et, à Venise, ne manque pas d’entendre chaque matin la messe et d’honorer les reliques précieuses ; mais il avoue aussi qu’il est bon « crocheteur de flacons et bouteilles. » Avec son camarade Jean du Bos, dès son arrivée, il entre à l’église de Saint-Marc, dit ses prières et bientôt s’avise de ne point jeûner. Il ne décrit pas avec moins de zèle que ses devanciers les rehques des saints et des martyrs, mais insiste bien davantage sur la question des repas. Il dut chicaner son hôte pour obtenir, moyennant douze gros, le diner, le souper, le gîte. Lorsqu’il fut au point de s’embarquer, il traita comme suit avec Louis Dolfln l’armateur : il payerait quarante et cinq ducats pour le transport et telle nourriture, le matin une pleine tasse de malvoisie et deux ou trois morceaux de pain biscuit ; au diner, potage et deux sortes de chair bouilHe, du fromage et du vin « autant qu’on peut boire ; » au souper, deux sortes de chair et le fromage ; environ deux heures après souper, pleine tasse de vin. Jacques Le Saige n’était pas maladroit à réunir le temporel avec le spirituel. À Venise tout l’amuse ; à chaque instant, il note qu’il n’avait « point vu de pareil » et qu’il « ne l’eût jamais pensé. » Il monte au Campanile et observe qu’on y monterait en cavalier : seulement, il n’est de chevaux à Venise. Dans les rues, il baguenaude et volontiers s’attarde aux échoppes où l’on fait « tout plein de soie, » où l’on affine le coton, où l’on fabrique la ferraille ; et il assure que c’est une « chose inestimable » d’être là. Il admire le Colleone, alors tout doré. Il a aussi