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amis, Michelet lui-même, n’ont pas écouté sa voix. Pourquoi ? On en peut discerner plusieurs causes : la légende illustrée par Mme de Staël, continuée par Cousin, l’exaltation romantique, si opposée à la vraie méthode scientifique, la croyance en la France invincible, l’affaiblissement du sentiment national, l’esprit d’utopie... Mais tout s’efface devant cette idée : on ne peut devancer l’œuvre du Temps ; seul le Temps instruit les hommes. Heureux quand, au sortir d’un long rêve, ils trouvent en eux-mêmes, à l’heure du réveil, l’énergie nécessaire pour réparer l’erreur de tout un siècle !

Il est juste d’ajouter que nous, qui embrassons du regard l’histoire de ce siècle et qui souffrons cruellement de cette erreur, nous sommes frappés de certaines vérités, qui n’apparaissaient pas aux contemporains avec autant d’évidence. On peut même se demander comment Quinet en a eu connaissance. Il s’en est expliqué plus tard [1] : « Il y avait, dit-il, des signes dans le fond des choses. C’était comme une rumeur à voix basse, qui partait on ne sait d’où. Elle n’avait ni forme, ni consistance. C’étaient des conversations rares, des paroles interrompues, des enthousiasmes subits, qui jaillissaient et disparaissaient comme l’éclair. On pouvait les résumer dans ce mot : la grandeur de l’Allemagne. » Voilà tout son secret. Doué de sens plus délicats, connaissant la langue, marié en premières noces à une Allemande, placé à Heidelberg, à Grünstadt, à Bade, dans un poste d’écoute de première ligne, il a fait comme le soldat, comme le mineur qui, l’oreille collée contre la paroi, saisit les bruits furtifs, les pas, les coups sourds du pic, tout le lent cheminement de l’adversaire creusant la galerie souterraine, qu’il va bourrer d’explosifs.

Et alors, plein d’angoisse, il est remonté au grand jour, il a jeté le cri d’alarme.


PAUL GAUTIER.

  1. France et Allemagne, 1867.