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très bonne heure). La sortie des salles de peinture de ce musée se fait, — ou, en tout cas, se faisait alors, — par un de ces escaliers doubles dont les deux branches pareilles, partant d’un même palier au premier étage, se rejoignent sur une même plate-forme du rez-de-chaussée. J’ajouterai que, en ce temps-là du moins, aucune règle écrite ni aucune tradition n’était venue établir la moindre différence dans la destination des deux séries de marches, — par exemple pour affecter l’une d’elles à la descente, tandis que l’autre aurait été plus expressément réservée à la montée. L’esprit de réglementation allemand n’était pas encore allé aussi loin, dans ce musée, qu’il devait aller plus tard dans presque toutes les nouvelles galeries publiques d’outre-Rhin, et notamment dans cet incroyable Musée National de Munich où les visiteurs sont contraints de procéder à leur exploration suivant un ordre immuable, à tel point que, pour revoir une salle dont ils viennent de sortir, force leur est absolument de traverser, une fois de plus, le musée tout entier, — les gardiens de chacune des cinquante ou soixante salles ayant défense formelle de laisser jamais rentrer personne par celle des deux portes de la salle qui ne peut et ne doit servir qu’à la sortie ! A Berlin, vers 1886, aucune vexation de ce genre n’avait encore été inventée. Et cependant voici que, le dimanche en question, sur le coup de trois heures, m’étant hâté de descendre au rez-de-chaussée afin de pouvoir reprendre plus à loisir ma canne, — obligatoirement déposée au vestiaire, — j’ai eu la stupeur de constater qu’une foule immense s’écrasait sur l’une des moitiés du double escalier, laissant l’autre moitié complètement vide ! Le hasard avait voulu que le premier des visiteurs sortans, — moi-même, peut-être, — choisît les marches de droite, au lieu de celles de gauche ; et aussitôt tout le reste de ces Allemands s’étaient crus tenus de l’imiter, sans s’aviser de la possibilité, pour eux, de parvenir plus commodément au même endroit en se répartissant sur les deux côtés ! Si bien qu’il me suffit désormais de rencontrer l’une quelconque des manifestations innombrables de la « docilité » allemande pour qu’involontairement s’évoque devant mes yeux l’image de cette moitié d’escalier déserte du musée de Berlin, avec des centaines de badauds risquant de s’étouffer sur les marches d’en face.


Et toujours, depuis lors, l’expérience et la réflexion ont concouru à me faire apparaître plus énorme la part qu’il sied d’attribuer à cette « docilité » naturelle aussi bien dans l’ « abêtissement » que dans la « démoralisation » de la race allemande. Depuis le début de la guerre