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désertés, pour aller jusqu’à la plage s’abreuver d’une complète amertume.

Là, elle avait planté sa tente et vécu avec Jean un demimois de journées ensoleillées dans un total abandon du bienêtre qui montait de la terre ou tombait du ciel radieux. Des enfans jouaient, des fox turbulens aboyaient pour se faire jeter un galet dans la mer. On ne quittait son doux repos que pour aller prendre son bain, nager côte à côte, faire une pleine eau, autre volupté.

La plage était aujourd’hui entièrement abandonnée, et semblait s’étendre, uniforme et grise, jusqu’au bout du monde. Odette s’assit à l’abri du vent, contre la falaise de sable que formait la dune, et jeta le nom chéri de Jean, que le souffle violent de l’Ouest emporta, comme un flocon d’écume, vers le Havre gris et lointain où l’on discernait une quantité de grands transports en rade. Dès son arrivée, le cocher de sa voiture lui avait signalé ces transports : c’étaient les troupes anglaises ; il y en avait une moyenne de cinquante à cinquante-cinq bateaux comme cela tous les jours. La guerre !… ici aussi, ici encore, à peine au sortir du train, lui était rappelée.

Néanmoins, des heures passaient, sans que personne, du moins, lui parlât. Le bruit monotone et continu de la mer la berçait ; et cette mer, malgré la présence des transports de troupes, là-bas, avait l’air d’une grande chose étrangère à la tuerie humaine. Odette laissa ses yeux se reposer sur cette plaine immense, mouvante et triste, semblait-il, au delà de toute tristesse possible. Mais cette tristesse s’alliait à lasienne, et, en même temps, quelque chose d’énorme, de majestueux et de surhumain allait rejoindre au fond d’elle la conscience encore rudimentaire du sentiment des temps nouveaux. C’était angoissant, terrible et convenable. Elle fût demeurée là des heures, si le soir n’eût accentué jusqu’à l’horrible le désespoir traduit par ce paysage, et si la pluie ne se fût mise à tomber en averses cinglantes.

Odette reprit une des allées droites conduisant à la ville.

Aussitôt retournée de ce côté et malgré le vent et l’averse qui la fouettaient à la face, elle fut surprise de voir plusieurs bâtimens illuminés là où elle ne croyait trouver que les ténèbres d’une ville abandonnée. Comment ! c’était le Casino, qu’elle avait vu tout à l’heure entouré d’une clôture de planches.