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Et Odette assista, sans broncher, à « sa » première opération. Elle rentra chez elle à midi et demi, rompue, mais allégée et contente d’elle. Julienne lui dit :

— Madame est pâle ; Madame est de la couleur de l’abat-jour quand on voit la lampe allumée à l’intérieur…

Après son déjeuner, elle dormit lourdement une demi-heure ; puis elle retourna à l’hôpital. L’après-midi y était plus calme, au moins jusqu’à la contre-visite du major, avant le repas des hommes, à six heures. Elle fit plus ample connaissance avec ses malades ; elle les entendit parler de la guerre. Elle trouva l’occasion de dire : « Mon pauvre mari a été tué le 28 septembre. » Mais cela ne produisait pas grand effet, aucun de ces soldats n’ayant connu le lieutenant Jacquelin. Chacun d’eux racontait ce qu’il avait vu, et le reste ne semblait pas pour lui avoir une existence réelle. Elle en eut une petite déception, mais elle fut introduite, par des récits divers et touchans de choses vues, dans l’immense spectacle de cette guerre qu’elle voulait ignorer depuis que son mari était mort. Les batailles de l’Yser, la souffrance des combattans passant des jours et des jours dans l’eau glacée, les fantastiques ruées allemandes, les chiffres des morts sous ces cieux sinistres atteignaient et enfiévraient son imagination.

Pensant toujours à son mari, elle voyait son mari tout seul vis-à-vis de ces armées furieuses, et il en était écrasé… Lui, il était sorti, sabre au clair, de son petit village, à la tête de sa compagnie, par un beau jour d’été ; et il avait été tué net. En face des survivans de l’Yser, elle n’osait plus dire la circonstance, cependant belle, de la mort de son mari. Cette guerre allait s’élargissant, grandissant, hors des mesures prévues. Dans l’hôpital, on commençait à s’organiser pour l’hiver ; certaiins personnages prétendaient que, dans six mois, la guerre ne serait pas terminée ; d’autres disaient avec assurance : dix-huit mois ; mais ils étaient suspectés de semer la démoralisation. Paris était optimiste depuis le retour du Gouvernement. Cependant les Anglais installaient des campemens durables, comme pour être utilisés au moins trois années !… L’effarement, l’admiration, la confiance et l’état d’alarme s’implantaient concurremment dans les esprits, et Odette, entraînée dans le tourbillon général, commençait dès ce jour à être imprégnée, comme de la fade odeur d’hôpital, de cet irritant mélange.