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description si colorée, si vivante, si vraie de ce « Triomphe de la République » dont, acteur et spectateur, il suivit le cortège. Avec quelle complaisance il énumère « les beaux noms de métier des ouvriers » dont les corporations ont promis leur concours. « Comme ces noms de métier sont beaux, comme ils ont un sens, une réalité, une solidité ! »

Cette description si savoureuse du cortège populaire qui se déroula dans les avenues parisiennes en décembre 1899 se clôt, d’une façon assez rare chez Péguy, par quelques réserves. Certains refrains de la journée, « violens et laids, » lui trottent par la tête. La dissonance le heurte entre ces paroles de haine et la Révolution qu’il rêve « d’amour social et de solidarité. » Certains incidens de la journée l’attristent, mais, le bilan fait, il conclut à la vanité de ses « scrupules de détail. »

Des réserves de ce genre ne se rencontrent point fréquemment chez Péguy. Ce n’est pas sa manière de balancer le pour et le contre, d’hésiter, de faire un pas en avant, un pas en arrière, de marcher et de conclure autrement que tout d’une pièce. Au cours de l’Affaire, et ainsi fera-t-il en toute occasion, il a foncé droit devant lui, s’étant mis d’abord, dirait-on, des œillères pour n’être pas tenté de dévier et courbant à sa thèse faits, individus et argumens. Le but une fois fixé, il y marche, avec l’unique souci d’entraîner après lui son public en ne ménageant pas les coups à qui tenterait de lui barrer la route.

Aussi est-il un polémiste hors pair, la polémique n’ayant comme on sait que de lointains rapports avec l’esprit critique et le souci de la mesure. Pour lui, tout s’efface momentanément devant la démonstration à parfaire, l’adversaire à démonter. Elle est de Péguy, de Péguy partant en guerre contre « le mal de croire » qu’il dénonce chez Pascal, cette phrase qui, en tout lieu paradoxale, est, sous sa plume, extravagante : « Les treize ou quatorze siècles de christianisme introduit chez mes aïeux, les onze ou douze ans d’instruction et parfois d’éducation catholique sincèrement et fidèlement reçue ont passé sur moi sans laisser de traces. » Lorsqu’il émet cette assertion déconcertante, il est, comme toujours, d’une sincérité complète. Au moment qu’il la lance, il n’a devant les yeux que le but visé : tout le reste est aboli.

Déjà pourtant il a écrit sa Jeanne d’Arc, sa première sans doute, où il ne laissera pas toutefois de puiser bien des traits