Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 35.djvu/792

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
788
REVUE DES DEUX MONDES.

en coiffes à larges nœuds noirs… L’Alsace, terre tragique où des inconnus vous serrent la main en murmurant : Vive la France !… C’est ainsi du moins, la connaissant par des chansons larmoyantes, par des feuilletons dont les héros, tel Annibal, prêtaient d’horribles sermens, que Reymond la voyait. Son imagination prit feu. Accompagné par les vœux des siens, par les recommandations tempérées de la tante Emma, il quitta sa ville natale par une tiède matinée de septembre 1907.

Sous le hall de la gare de Bâle, la cohue cosmopolite, ceux qui courent, ceux qui s’affolent, la théorie des commissionnaires sanglés de courroies, ceux qui s’épongent affalés sur un banc, tous les types, toutes les langues, comme il arrive dans un corridor où chacun doit passer. Entrevus dans l’entre-bâillement d’une porte, des gens qui mangeaient avec un grand sérieux. La colossale réclame d’un chocolat dominait le tohu-bohu de ce retour de vacances. On y voyait, au pied des cimes violettes, sur un pâturage émaillé de fleurs, des vaches au pis gonflé, un berger d’opérette qui lançait son chant à la face du soleil. À ces vaches Reymond jeta un regard attendri. Après quoi, saisissant ses valises aux oreilles, il suivit le flot.

Dans la salle de la douane allemande, on parlait bas, maté par la morne discipline qui régnait en ce lieu. Vêtus de vert, sanglés, hautainement corrects, les gabelous se penchaient, palpaient, posaient de brèves questions, tout entiers à ces rites professionnels qui s’achèvent dans des hiéroglyphes tracés à la craie. Ailleurs les douaniers sont sceptiques, ou bonasses, ou galans. Ceux-là ont la gravité qui convient aux serviteurs de l’Empire. Ils en surveillent les portes, sentinelles avancées. Kaiserliche Zollrevision… Kaiserlich ! c’est la raison sociale, le signe de ralliement, le mot mystique, le secret de la réussite… Kaiserlich !… Kaiserlich les postes, Kaiserlich les prisons, Kaiserlich les gendarmes, Kaiserlich les préfets. Et Gott mit uns sur la boucle des ceinturons. L’Empereur et Dieu. Les deux forces qui n’en font qu’une et qui s’affirment dès la frontière.

Reymond s’était fait petit. Sa voix sortait mal. Quand l’homme vêtu de vert se déclara satisfait, il disparut sans fierté dans le couloir où l’attendait, enfermé dans une sorte de cage, l’homme qui troue tristement le carton qu’on lui tend. Certes, il ne serait venu à l’idée de personne qu’on pût ici rire, siffler ou plaisanter. C’était impressionnant d’ordre, de décence lourde,