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ON CHANGERAIT PLUTÔT LE CŒUR DE PLACE…

il y a deux ans : son fils aîné est mort à Munich pendant son service militaire. ;

— À Munich ?

— Cela vous étonne ? Il faut pourtant qu’il reste quelques Alsaciens en Alsace. Ceux qui peuvent tenir le coup sous la cravache sont dans le vrai. Moi, j’enverrai les deux miens en France, dans deux ans, mais ma femme est Française et moi-même je me suis battu en 70. Alors, il y a des choses qui sont impossibles.

Un roulement sur le gravier de la cour. Mme  Bohler s’était levée.

— Ce n’est pas en un jour que l’on arrive à connaître la pauvre Alsace. Ailleurs, on se laisse vivre. Ici, rien n’est simple. Si l’on part, c’est l’exil. Et si l’on reste, c’est une souffrance chaque jour renouvelée… Mais je crois que la voiture vous attend. Vous logez donc à Friedensbach, à un quart d’heure d’ici, comme nous vous l’avons écrit, chez les vieux Schmoler, les parens de Mme  Vogel, une veuve, et de Mlle  Stéphanie Schmoler, tenancières du restaurant où vous prendrez vos repas. Ce sont de très braves gens. Vous y serez en compagnie : des chimistes, des employés de nos bureaux, quelques Allemands, je crois, des fonctionnaires aussi, mais ils ont une table pour eux.

Dans la nuit où s’effilait le clapotis de la rivière, la voiture roulait sur un chemin inconnu. Des chiens s’indignaient au fond des ténèbres. Puis tout rentrait dans un calme profond, Une femme écartait un rideau. Des persiennes baissées clignotaient aux murs noirs des maisons. On s’arrêta enfin en plein bourg, devant une maison très basse qui ressemblait, avec son toit aux ailes avançantes, à une honnête poule couveuse. On s’empressait, malgré l’heure tardive, Mlle  Stéphanie qui tenait la lampe derrière laquelle ses pommettes brillaient comme des fruits mûrs, Mme  Vogel, veuve très décorative dont le sourire professionnel creusait de chaque côté du menton des fossettes du plus réjouissant effet. On désignait une place au bout de la table déjà dressée pour le déjeuner du lendemain, on montait les bagages par l’escalier raide et bien ciré qui menait chez les parens.

Les vieux délicieux ! tout roses, bienveillans, qui vous regardaient avec une dignité d’autrefois : lui, courtaud, barbu, chevelu comme un bonhomme Noël, la face invraisemblablement ronde où clignaient, sous des sourcils hérissés, de petits yeux lim-