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ON CHANGERAIT PLUTÔT LE CŒUR DE PLACE…

histoires sur le Togo, les félicitant de ce qu’ils savent au lieu de goguenarder. Mais non. Ils viennent en missionnaires. Ils nous apportent la culture, la science, les arts. À tout ils opposent la force allemande. Pas l’ombre de tact. Cet inspecteur sait évidemment, — ils savent tout, — que deux frères de mon mari ont été tués en 70. Or, aux neveux de ces morts, il parle naturellement de « notre Alsace. » Ces enfans, on les jette ainsi dans des colères folles ! Mais ils ont l’esprit ainsi fait : le vainqueur, parce que vainqueur, même s’il campe dans la maison de sa victime, est irrésistible, paré de toutes les séductions. Son ironie : une grâce ajoutée à tant d’autres !

— Remercions Dieu de les avoir fabriqués de la sorte, acheva M. Bohler. Si à leur méthode d’organisation s’ajoutaient le tact, le respect de l’individualité, toute la gamme des jolis sentimens, il y a belle lurette que le monde serait leur chose.

Après la neige, une pluie lourde, noire. Les chéneaux pleuraient. Des flaques, une boue collante. Un brouillard jaune traînait sur les sommets, rejoint par la fumée des usines. Sur la route, des parapluies, le cortège des ouvriers, le cou dans les épaules.

— Il pleut, disait l’un.

— Tant mieux, répondait l’autre ; il n’en tombera jamais assez. Devant la mairie, la gendarmerie, on s’agitait dans la nuit tombante. On distinguait des nuques épaisses, des bras levés. Cette pénombre, cette pluie tenace donnaient quelque chose de lugubre à ces apprêts silencieux. Un instant, les drapeaux fixés aux hampes flottèrent. Bien vite, alourdis de pluie, ils s’immobilisèrent, paquet inerte dont on ne voyait que le noir.

Et les cloches de la vallée sonnèrent. Elles sonnaient creux et terne. Que pouvaient-elles dire, ces pauvres cloches ? N’ont-elles pas la voix que leur prêtent les hommes ? Et Reymond fut angoissé pour tous les morts couchés sous les champs de bataille, angoissé pour les vivans enfermés dans leurs maisons. Cloches de Thann, de Mulhouse, de Sainte-Odile, de Strasbourg, de Metz, cloches des villages balancées jusque dans les hauts vals vosgiens pour dire que demain est la fête anniversaire du Vainqueur. Et c’était horriblement triste. Parce que le mensonge était au cœur des hommes contraints à tirer les cordes, cette joie des cloches se muait en un glas.