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ON CHANGERAIT PLUTÔT LE CŒUR DE PLACE…

est égal. Nous sommes assez forts pour tenir sous notre poing des millions et des millions d’hommes incapables de comprendre notre idéal et notre vérité, qui est la vérité, c’est-à-dire l’exploitation scientifique des énergies humaines.

Reymond suivait ces paroles avec attention. Et il n’avait aucune envie de sourire de cet homme que sa folie patriotique rendait redoutable. Il ne posa qu’une question, insidieuse, il est vrai :

— Vous êtes Alsacien de naissance, monsieur Kummel ?

Kummel jeta le masque :

— Non. Alsacien d’adoption. Voilà vingt-sept ans, bientôt vingt-huit, que je lutte dans cette province tellement déformée par les rêveries étrangères. J’ai adopté ce pays auquel je donne mes forces. Je suis donc Alsacien. Mais, naturellement, coule dans mes veines le véritable sang allemand, sans mélange. Je vous dis ces choses, à vous, parce que ressortissant d’une nation de langue allemande, dans sa grosse majorité, donc susceptible de collaborer à l’œuvre.

Le maigre magister avait relevé la tête. Sa vérité, positivement, lui gonflait la poitrine. Le sujet étant provisoirement épuisé, Reymond lança d’une voix qu’il cherchait à rendre aussi naturelle que possible :

— À propos, monsieur Kummel, vous chargeriez-vous de donner des leçons d’allemand à mes deux élèves, les jeunes Bohler ? Leur père m’a chargé de vous en parler. Quatre heures par semaine, pour commencer.

La face de Kummel s’éclaira de joie.

— Certainement !… Oui, certainement !… Ce sera un honneur et un plaisir pour moi que de pénétrer chez M. Bohler.

Reymond s’empressa de mettre les points sur les i.

— C’est que la salle d’études n’est pas libre. Si vous le voulez bien, ce serait chez moi.

— Ou chez moi ?

— C’est un peu excentrique. Il y a d’autres raisons. Chez moi. si vous le voulez bien.

Kummel s’inclina.

— C’est une affaire qui est dans le sac. Vous dites, n’est-ce pas ? Nous verrons à fixer la chose plus exactement… Je félicite M. Bohler. Une demoiselle ne peut enseigner des hommes, surtout dans notre langue, si virile. Celui-là seul est digne de