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ignorée, puisque le capitaine Adolphe est mort, comme on l’a vu, dans la salle commune du cabaret de Rosey, deux ou trois jours après la perte lamentable de sa compagnie. Sans compter que, cette fois, il s’agit bien d’une figure où, très certainement, le romancier s’est efforcé de réaliser tout son rêve idéal de haute et délicate perfection féminine. Or, croirait-on que cette sœur prétendue des Charlotte et des Marguerite, ce modèle de la femme allemande selon le cœur de M. Stilgebauer, lorsque son mari revient près d’elle misérablement infirme et mutilé, avec une fracture de la moelle épinière, non seulement se refuse à en prendre soin, mais ne daigne pas même lui accorder la faveur d’un regard ? Une semaine s’écoule avant que le commandant soit admis à revoir une compagne qui lui a, naguère, expressément juré d’être désormais toute à lui, — en échange de la fortune et de l’honneur rendus par lui à ses parens, — et dont certes, à présent, l’abandon lui est plus douloureux que les pires souffrances de sa chair atrophiée. Et puis, quand enfin il obtient que sa femme s’approche de son lit, il l’entend lui déclarer qu’il n’est plus rien pour elle, — simplement parce qu’elle a résolu de livrer tout son cœur au souvenir chéri du capitaine Adolphe ! Oui, et croirait-on que, dès le lendemain, Mme de Berkersburg s’en va soigner les blessés sur le « front » de Belgique, laissant derrière soi deux malades, son vieux père et son mari, que ce brusque départ ne manquera point de tuer ? Tout cela raconté par l’auteur avec une admiration qui, d’abord, nous remplit d’un mélange de stupeur et d’effroi, — sauf pour nous à nous rappeler bientôt maintes autres œuvres allemandes d’il y a quelques années, où la même conception de l’amour et du devoir nous apparaissait, simplement, un jeu littéraire plus ou moins « nietzschéen, » tandis qu’au vrai c’était toute l’âme nouvelle d’une race déchue qui nous traduisait là sa triste pourriture [1] !


T. DE WYZEWA.

  1. Je dois ajouter que, tel qu’il est, le roman de M. Stilgebauer n’en constitue pas moins un acte de courage, — exposant désormais à la perte quasiment certaine de sa popularité un écrivain dont les récits précédens, et surtout une espèce de « confession » romanesque en quatre volumes, appelée Gœtz Kraft, lui avaient valu de s’élever au premier rang des conteurs allemands de ces années passées.