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ON CHANGERAIT PLUTôT LE CŒUR DE PLACE…

tans se précipitent : vin, mille choses. Cela devient trop ardent. Holà !… Mais une jeune fille, les yeux brillans, vient à moi. « Laissez-nous donner à vos soldats, mon lieutenant, depuis le temps qu’on vous attend. » C’est à qui nous logera. Nos hôtes disent, des larmes dans les yeux : « C’est trop beau. On croit rêver. » Et de nouveau, au cours du repas, ce mot déjà entendu ailleurs : « Prenez garde, ils sont si méchans !… » Dans le cantonnement, malgré le silence prescrit, il y a une fièvre de fête.

9 août. — Encore un brusque départ. Deux heures du matin. Nous traversons la ville mal endormie. Maisons ouvertes, éclairées. Nous allons occuper les crêtes qui dominent l’Ill. L’artillerie se masse derrière nous. Le général réunit les officiers et nous explique que nous allons probablement forcer la forêt de la Hardt et marcher sur le Rhin. Quel début !

C’est dimanche. Cloches. Les Mulhousiens endimanchés viennent nous voir. On cause. On rit. Beau dimanche de province, ou bien Longchamp avant la revue. Et partout alentour la sonnerie des cloches. Il n’y a que de la joie.

Cinq heures. Départ. Toute la brigade se met en route vers le Nord. Les Allemands reviennent. On fait presser l’allure : une division est déjà engagée, il faut la soutenir. On entend le canon. Cette fois, c’est la bataille. Nous traversons un village, puis, de plus en plus vite, Mulhouse. Les gens sont en émoi. Sur tous les pas de porte il y a du monde et toujours empressé à verser à boire aux soldats. Des jeunes filles suivent à la course pour épuiser les bouteilles qu’elles portent. Beaucoup de figures anxieuses, surtout chez les femmes. Et sans cesse les mêmes mots : « Courage ! Confiance ! Prenez garde ! Bravo !… » Et toujours la même ardeur à serrer les mains des officiers.

Près de la gare, une maison est déjà criblée d’éclats. Nous tournons dans Mulhouse. Dans la rue de Colmar, des gens se hâtent, rentrant chez eux. L’artillerie nous coupe, filant à grande allure vers l’Est. Tout à coup, courant à moi, un brave homme me pousse sur le trottoir : « Attention ! Prenez garde ! Les voilà !… » À peine ai-je le temps de comprendre, qu’en m’engageant sur un pont je suis salué par les balles. Le capitaine, très froid, très chic, continue à marcher carrément. Nous le suivons. Ça cingle ferme. Le capitaine, toujours calme, traverse la rue sans baisser la tête, cherche une issue. Enfin il