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minaret attire : la petite mosquée avec les vieilles maisons qui l’entourent forme, au milieu de l’un des bras de l’Ibar, comme un îlot mystérieux auquel on accède par un pont de bois branlant en des d’âne. La journée finit trop tôt, et c’est presque à regret qu’à l’heure de dîner on entre au club des officiers, rendez-vous indiqué par les autorités ; on y retrouve ceux des membres du corps diplomatique dont on s’était séparé à Kraliévo et qui attendaient à Mitrowitza les événemens.

Deux jours se passent avant que l’on ne signale sur la route de Rachka l’avance du flot des réfugiés ; c’est alors l’envahissement de Mitrowitza par la Serbie en marche. D’heure en heure, la ville se remplit : dans les rues étroites, les convois s’immobilisent ; interminablement, vers l’ancien konak, devenu préfecture, et vers la caserne où se tiennent en permanence les autorités militaires, monte la foule morne des soldats armés ou désarmés, des recrues, des réfugiés et des étrangers pris dans l’exode général. L’immense caserne est pleine ; les bâtimens publics sont pleins ; on se loge où on peut, chez l’habitant, musulman ou chrétien, serbe, albanais ou turc. La pluie-tombe, glaciale ; pourvu qu’on puisse s’assurer un toit pour la nuit, on est content. Dans les cafés bondés le jour, viennent à partir du coucher du soleil s’abriter ceux qui n’ont pu trouver place autre part, et beaucoup doivent rester aux portes et s’étendre le long des maisons dans leurs manteaux. L’hôtel Bristol, réquisitionné par le ministère des Affaires étrangères pour servir de mess aux diplomates errans, ne peut suffire à contenir les officiers des détachemens anglais, français, russes, les membres des missions médicales étrangères, les infirmières qui viennent y réclamer quelques alimens chaque jour plus chichement et plus chèrement vendus.

La lutte pour le pain a commencé, la farine manque. Débordées, les autorités ne parviennent plus à subvenir aux besoins des soldats et des réfugiés. La pénurie de petite monnaie vient aggraver les difficultés de la situation ; le billet de 10 francs, monnaie courante du Serbe, ne peut plus s’échanger ; la pièce de 20 francs, qui vaut 36, 40, 42 dinars, ne tente personne ; celui qui a des pièces blanches ne veut pas s’en dessaisir ; il en a besoin pour ses achats quotidiens, achats qu’il doit d’ailleurs défendre contre l’envie ou l’avidité du passant, car ce n’est pas tout que d’avoir réussi à se procurer quelques œufs, un poulet,