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incomparable, et bien dignes de leur légendaire réputation qui veut que leur chair soit transparente ; les vrais amateurs affirment qu’ils ont mangé des pommes à travers la pulpe desquelles ils voyaient la lumière. Plus appréciées encore que les pommes de Tétovo ou que celles d’Amasia, qui sont si réputées dans tout le Levant, les pommes d’Ipek avaient leur place sur la table des Sultans et, fidèle à la tradition, Abdul-Hamid s’en faisait envoyer par les plus grands beys de la région.

A peine engagés sur la route, nous nous enlizons dans la boue. Les voitures s’alourdissent, les chevaux s’épuisent à les traîner ; il faut, pour les soulager, descendre et marcher dans la boue, boue noirâtre, épaisse, gluante, dans laquelle on enfonce jusqu’aux genoux ; lentement on avance, faisant quelques mètres, s’arrêtant, puis repartant ; mais la boue devient plus profonde ; les voitures s’enfoncent ; aucun effort des chevaux ne peut plus les tirer ; à la tête de leur attelage, les cochers glissent, tombent, découragés, s’enlizant eux-mêmes. Il faut faire appel à une corvée d’Albanais qui, à quelque distance, réparent un des ponts emportés par la récente crue de la Bistritza. Sur l’ordre d’un officier monténégrin, une trentaine de solides gaillards accourent : jambes nerveuses, serrées dans les culottes blanches soutachées de noir, longs bras sortant de l’étroite veste de drap blanc, petites têtes énergiques emmanchées sur un mince cou d’oiseau, la traditionnelle mèche de cheveux émergeant de la toque ; ils entourent les voitures, les uns se saisissent des roues, les autres du timon, d’autres poussent sur la capote, et, criant, hurlant, se démenant comme des diables, ils soulèvent le fardeau comme un fétu de paille, le font glisser sur la boue et, en un clin d’œil, le posent à quelques centaines de mètres de là, sur un sol moins fangeux : deux fois, trois fois, ce manège recommencera jusqu’à ce qu’enfin les chevaux puissent tant bien que mal tirer la voiture.

On repart, mais sans pouvoir sortir de cette boue obsédante. Un trajet qui, pendant les mois secs de l’été, ne devrait durer que deux ou trois heures, nous a demandé plus d’une demi-journée : ce n’est que vers quatre heures du soir que nous arrivons au village de Detchani, trop tard pour pouvoir ce soir encore parvenir à Ipek ; d’ailleurs, le monastère de Detchan est trop près de nous pour que nous ne soyons pas tentés d’y faire halte.