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serbisme ? Ne chercheront-ils pas à rendre les Albanais complices de leurs crimes ? L’archevêque se rend compte que les Albanais n’attendent qu’un signe pour massacrer Monténégrins et Serbes ; il craint pour sa vie, car il a conscience de n’avoir rien fait pour empêcher les autorités monténégrines de faire trop durement sentir à la population albanaise leur récente domination ; il se prépare à fuir. Abandonnées dans l’église, les reliques du « Premier Couronné » seront emportées par l’armée serbe en retraite et les sentiers neigeux du Tchakor verront les soldats porter à tour de rôle sur leurs épaules la lourde châsse suivie par quelques popes, marchant péniblement, tenant d’une main un cierge allumé, se soutenant de l’autre sur un long bâton et chantant tristement les prières de l’Eglise serbe. Avec son armée, avec son peuple, avec son roi, le « Premier Couronné » marchera ainsi sur la route de l’exode où nous l’avons précédé de quelques jours.

Dès trois heures du matin, le mardi 23 novembre, notre caravane avait commencé ses préparatifs de départ. A six heures et demie, on se mettait en marche. Dans le jour naissant, on passe derrière les bâtimens de l’ancien patriarcat pour s’engager dans la gorge sauvage et resserrée de la Bistritza d’Ipek. Le sentier monte rapidement, et bientôt on se trouve à pic au-dessus de la rivière. La journée s’annonce radieuse ; le ciel, dont par la coupure de la montagne nous ne pouvons voir qu’une faible tranche, est bleu comme l’eau qui coule dans le précipice ; par ce soleil d’hiver, les sommets neigeux qui nous entourent sont d’une blancheur éclatante. Taillé dans le rocher, le sentier est assez bon, mais si étroit que l’on s’étonne qu’il ait pu servir au ravitaillement du Monténégro. Comment une armée en retraite pourra-t-elle passer par un pareil chemin ? Lentement la caravane avance, précédée, suivie par d’autres que l’on aperçoit aux tournans ; parfois elles se rejoignent ; une charge mal disposée est tombée ; la bête immobilisée s’arrête et force tout le monde à s’arrêter. Parfois aussi il faut se serrer le long de la paroi du rocher pour laisser passer de longues files de chevaux non chargés qui, à une allure rapide, reviennent du Monténégro et vont à Ipek chercher, au dépôt qu’y a installé la marine française, la farine, les munitions, le matériel de guerre, amenés à grand’peine de Salonique par Mitrowitza.