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collective. Son pas, son allure, son être ont changé. Il n’est plus ouvrier ou paysan, marchand ou bureaucrate, instituteur ou rentier : c’est un homme de telle compagnie, de tel bataillon, de tel régiment, qui marche, parle, pense comme ceux de sa compagnie, et que mène la volonté commune, — par-là capable d’une patience ou d’une indifférence au danger, que jadis il n’eût pas crue possible. On m’avait donné quelques raisons de cette indifférence. A regarder passer l’obscure procession, j’apercevais tout d’un coup la plus profonde et générale : l’homme s’est dépouillé de sa personne individuelle, qui seule est périssable ; il s’est absorbé en quelque chose de plus grand et plus durable que lui-même, pour une fin située hors de lui-même. Qu’il tombe, le régiment, l’armée où il a maintenant son être essentiel ne cesseront pas de vivre, l’effort continuera pour cette fin qui, seule, lui importe, — pour la France qu’il sert en tombant. En combien de lettres de soldats ne l’avons-nous pas vue s’attester, cette idée religieuse, en mots obscurs ou clairs, et qui, tout d’un coup, nous ont brouillé les yeux !


Et je revois encore un régiment, revenant, celui-là, du repos. Il traversait Sainte-M…, où, pour la première fois, la multitude bleue que j’avais vue errante, répandue, le soir, sur la grande place et dans les rues, m’apparaissait assemblée suivant sa loi, dans son rythme propre et si ardent de vie. Clairons clairs, clairons vibrans comme cette lumière de sept heures du matin, parlant comme elle de pure énergie affluente ! Ces notes primaires, sonnées à plein souffle de jeunes poitrines, ces musiques dont les temps précis font penser à des mouvemens d’attaque, à des gestes brillans d’épée, c’était de la volonté jaillissant tout droit, c’était la plus élémentaire et profonde volonté française. Cela semblait surgir du fonds primitif de la race, disant le vif et le tonique de l’âme, la promptitude de l’esprit, la conquérante simplicité des idées, le pur élan des courages vers l’allégresse de la bataille. Ils passaient, passaient interminablement. Dans cette ville presque vidée de ses vrais habitans, il y avait à peine cinq gamins pour leur emboîter le pas, mais cette musique, la cadence de ce pas, eussent donné des jambes, pour les suivre, à un paralytique. Ce n’était que l’ordinaire défilé du régiment dans une rue de province ; mais en guerre, et dans une ville où l’on entend le canon allemand,