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troupe. Je le voyais parler, je devinais l’amitié, l’émotion, les vœux. Ce régiment, où allait-il ? Très probablement à Verdun. L’Argonne y avait envoyé déjà beaucoup de monde, et les simples mouvemens de relève dans la forêt ne déplacent pas un régiment. Pour des soldats en campagne qui s’étaient habitués à tels postes, à tels risques, un départ, c’est le retour à tout l’inconnu, c’est, plus sensible qu’aux jours ordinaires, l’énigme de leur vie ou de leur mort qui revient se poser.

Des canons gris passèrent, avec leur air de grandes bêtes aveugles qui se laisseraient charrier, leurs longs museaux levés haut, oscillant aux secousses du pavé, comme cherchant toujours à flairer au loin le possible ennemi. Puis les bâches vertes des fourgons automobiles. Puis la ferraillante théorie des cuisines roulantes. Un peloton fermait la marche, menant des chiens en laisse. Cela rappelait les douars migrateurs du Sahara : même impression de vie nomade, collective et complète d’une certaine famille humaine qui se suffit, avec ses bagages, ses tentes, ses bêtes, dont le domaine est l’espace, et qui ne dépend plus d’aucun lieu.

Au bout de la longue rue on voyait encore l’ondulation régulière de tous les fusils, et par-dessous le roulement des charrois, on croyait percevoir encore la cadence innombrable et confuse des pas. Une parcelle de nos armées venait de passer et s’en allait du côté du feu, un peu de ces moissons d’hommes que la France récolte chaque année sur sa terre, et qu’elle réserve pour les consacrer, au jour de la guerre, comme une hostie, à la France qui sera. Cette procession de jeunes gens pareils comme les épis d’un champ qu’on va faucher, cette vie si nombreuse et si pleine, — le meilleur de la vie française, — si fièrement disciplinée, et dont nous avions senti passer le souffle, l’énergique et précise pulsation… Là-dessus, tout d’un coup, on imaginait l’affreuse réalité quotidienne : les gaz, les avalanches de métal, les explosions, tout ce qui veut broyer et dissoudre la chair des hommes ; on percevait directement l’épouvante de la guerre, mais aussi le sublime de la volonté qui vit en cette chair et la fait marcher sans frémir à sa destruction.


ANDRE CHEVRILLON.