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savans, maris jaloux, bourgeois gentilshommes, barbons amoureux, précieuses ou petits-maîtres. Comme tout, à l’entendre, irait mieux par le monde si chacun, au lieu de s’évertuer à le brider ou à le corriger, obéissait tout simplement à l’instinct ! Et la leçon pourrait être dangereuse si, d’une part, elle ne s’accompagnait de sages conseils de modération, et si, d’autre part, on ne sentait, sous les railleries et les rires, une profonde pitié pour les pauvres hommes qui se rendent eux-mêmes misérables, et un grand amour pour eux. C’est un génie très humain que celui de Molière. S’il a moins connu que d’autres, s’il a même un peu méconnu les plus hautes parties de la nature humaine, il en a bien exploré, rendu, aimé les régions moyennes et les côtés modérés. Et le mot, un peu inattendu, qu’il prête à son Don Juan : « Va, je te le donne pour l’amour de l’humanité » est peut-être l’un des rares « mots » je ne dis pas « d’auteur, » mais d’homme que le grand poète impersonnel se soit jamais permis[1].

A première vue, rien ne ressemble moins au théâtre de Molière que l’Esprit des Lois de Montesquieu. Et pourtant c’est déjà dans Molière que se manifestent certaines tendances qui vont se développer largement dans les œuvres du siècle suivant, chez Montesquieu aussi bien que chez Voltaire. « L’humanité avait perdu ses titres : M. de Montesquieu les lui a rendus, » disait-on de l’Esprit des Lois ; et la formule rend assez bien compte de la nature du prodigieux succès que le livre eut en son temps. Justifier par leurs raisons profondes les innombrables lois et coutumes qui régissent les diverses communautés humaines, inspirer à ses lecteurs le respect et la religion même de ces institutions vénérables, répandre les idées de liberté, de tolérance, d’équité qui doivent rendre la vie sociale plus confortable et plus douce, tout rapporter, en un mot, au « bien de la société, » si tel est bien l’objet essentiel de Montesquieu en écrivant l’Esprit des Lois, on conçoit que ses contemporains lui aient su un gré infini d’avoir consacré sa vie à fortifier, à resserrer les liens qui unissent les hommes.


Près d’un siècle se passe. Un monde nouveau se forme. Une poésie nouvelle est née, qui a rencontré dans l’œuvre de

  1. On peut rapprocher de ce passage le mot célèbre de Bossuet dans l’Oraison funèbre du Prince de Condé : « Loin de nous les héros sans humanité ! »