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fuite un peu précipitée de quelques personnes trop prudentes. Dans la tourmente qu’elle traverse, Venise garde son calme et sa sérénité : comme me le disait joliment un Vénitien, elle demeure toujours « la Sérénissime. »


Du haut des toits du palais ducal, Venise est incomparable au soleil couchant. La journée s’achève en beauté. Sur le ciel embrasé du soir, les coupoles de San Giorgio Maggiore, de la Salute, du Rédempteur flamboient dans une lumière d’apothéose. Sur la lagune frissonnante, sur les îles, sur le Lido lointain, c’est un poudroiement de pourpre ardente, de rose tendre, d’or et de mauve. Déjà l’ombre descend sur la vaste cour silencieuse du palais ; mais à la façade de marbre de Saint-Marc, aux coupoles aériennes de la basilique, s’accrochent encore des traînées lumineuses, des nuances délicates de rose pâle et d’argent ; et la ville entière, que dominent les flèches puissantes des hauts campaniles, resplendit comme dans une gloire. En bas, sur la place, sur le quai, des promeneurs passent, paisibles ; des embarcations glissent sur l’eau. Dans la ville tranquille comme dans le ciel limpide, une sérénité semble répandue, et pour un peu on oublierait la guerre, si sur les toits de plomb du palais des Doges on n’apercevait la trace légère des balles qui les frappèrent, si on n’y ramassait les éclats rouilles des projectiles qui les ont effleurés. Dans la féerie du soleil couchant, il y a une mélancolie et une angoisse, comme il y a une inquiétude dans la nuit qui s’annonce trop claire et trop belle. Ainsi qu’aux jours lointains de sa naissance, Venise connaît de nouveau la menace des barbares, et le temps n’est pas proche, hélas ! où elle entendra de nouveau descendre sur elle la parole apaisante inscrite aux feuillets du livre que son lion ailé étreint de sa griffe puissante : Pax tibi, Marce, evangelista meus


CHARLES DIEHL.