Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 36.djvu/94

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
90
REVUE DES DEUX MONDES.

— Ah ! disait un des notables de Reichburg, on est heureux, par là… Oui… si ce n’était, si ce n’était…

Il ne terminait jamais sa phrase.

— Si ce n’était le phylloxéra… essayait Weiss.

— Oui, si vous voulez… Et encore, lui, on le sulfate, tandis que, sur ceux que j’entends, ça ne prend pas.

Patois et français s’entre-choquaient, tandis que roulait la boule au long de la planche, que s’effondraient les quilles avec un bruit sec.

Sept heures sonnaient au clocher. Et l’on s’était assis à nouveau dans la cour autour de la table où les pâtés arrondissaient leur dos brun, où les bouteilles alignaient leurs têtes fines. On chantait, on portait des santés. On se hâtait de jeter sa joie au ciel déjà pâli par le soir, car on allait se quitter.

Et c’est alors que se passa une scène d’une simplicité inouïe. La porte de la voûte était close. On était bien chez soi, entre gens sûrs. Weiss avait dit quelques mots dans l’oreille de Klug, et Klug avait appelé son fils, un garçonnet de dix ans. L’enfant disparut en courant. On le vit, l’instant d’après, ouvrir la fenêtre de la tourelle, disparaître encore ; soudain, comme chez le grand-père Weiss, le drapeau flotta, celui qu’on tient caché dans l’armoire secrète. À sa vue, tous s’étaient tus, tous s’étaient levés, tous s’étaient découverts, notables et vignerons. Quel silence ! Et tous ces regards levés vers les couleurs balancées ! Dans le fond de la cour, les femmes, la belle Lina, qui le regardaient aussi. C’est dans ce silence que Gustave Badwiller proclama en patois, et d’une voix de stentor, son intention de haranguer le drapeau en français. En français ? Il y eut un étonnement parmi ceux qui connaissaient l’homme, car il ne savait rien de la France, il ignorait tout de sa langue, il avait servi le vainqueur en quelque lointaine province où sa prestance lui avait valu les galons de sergent. On se taisait, ému, inquiet. Et tout le monde, maintenant, regardait Gustave Badwiller. Mais lui, de ses yeux aigus, il regardait le drapeau avec une intensité magnifique, comme si un instinct lui montait au cœur, d’obscurs élans. Sa poitrine se gonflait sous l’effort, son front ruisselait de sueur. Deux fois, le vigneron essaya de parler, cherchant des mots, tendant les poings, beau dans sa souffrance sans paroles. Et soudain ce cri :

— Vive le France, noun de Dié !…