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sombre et pluvieuse journée. Nous étions là dans une niche obscure, creusée comme une aire de rapace, à l’arête d’un plateau sauvage. Pour y arriver, il avait fallu traverser des bois trempés, des fourrés et des fondrières qui rappellent l’Argonne. Mais aucune tranchée, nulle trace de la guerre. Etonnement de trouver, dans cette solitude, ce repaire caché où vivent quelques hommes. Le jour y entre par un étroit créneau, une sorte de fente horizontale, qui laisse flotter une pénombre. Une table, des cartes, un téléphone, des longues-vues, des jumelles, rien d’autre. C’est qu’il ne s’agit là, du matin au soir, que d’attentivement regarder. Regarder, interpréter surtout, découvrir et comprendre les moindres indices des activités ennemies, comme nous l’expliquait le lieutenant, chef du poste, avec le laconique enthousiasme qui distingue ces jeunes gens quand ils parlent de leurs tâches spéciales. A Sainte-Menehould, à Châlons, j’avais déjà vu ceux qui étudient les petites photographies apportées par les aviateurs, et qui reconnaissent à une imperceptible hachure, les réseaux de fil de fer, à des pointillages d’ombres portées, les poteaux télégraphiques, et par conséquent, malgré les écrans, les routes. Ici l’image ne change pas, mais elle est infinie dans son détail et vaste comme l’horizon. Et c’est toujours le même effort et la même tâche : reconnaître et traduire ce qui échapperait à des yeux ordinaires. Ce déchiffrage a ses Champollions ; chaque observateur en est un dont les découvertes s’accumulent. Aujourd’hui, pour ce jeune officier à mine de professeur, que l’on plaindrait de vivre en ce réduit et cette solitude, ce morceau de France déployé est une page passionnante. Sur l’étendue qui nous paraît vide et morte, de jour en jour il voit se développer la guerre.

— Tenez, disait-il, dans le Nord, par le clocher de… qui pointe là-bas entre deux boqueteaux, tout à fait à l’horizon : voyez-vous une fumée blanche ? Regardez bien, suivez-la : elle se déplace…

Il avait orienté la lunette sur le chevalet, mais on avait beau mettre au point, on ne percevait qu’une pâleur grise, celle de l’extrême lointain où la terre s’évanouit et ne se distingue plus des vides de l’espace. On essayait encore, et cette fois, dans ce champ si trouble, on croyait voir naître un minuscule et pâle flocon, et puis un autre, comme une ligne de points qui commencerait à s’écrire.