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revanche, avec une attention d’autant plus réfléchie. Comme toutes les opinions devaient être représentées, il comptait sur mon tact pour n’en froisser aucune. J’envoyai mon acceptation, persuadé que mon ami, qui savait mon inexpérience de sa langue, n’avait pu m’inviter à parler que dans la mienne.

Or, à la dernière minute, ne m’apprenait-il pas le plus paisiblement du monde qu’il m’avait trahi de propos délibéré ! « Que voulez-vous ? C’est pour la France. Et je n’avais que cette ressource. Si je vous avais laissé la faculté de vous exprimer en français, vous eussiez discouru devant des gens qui, dans une proportion de deux pour cent, n’en eussent pas saisi une syllabe. De votre anglais, quel qu’il soit, rien ne sera perdu pour eux, excepté les fautes. Allez-y donc vaillamment. » Il n’y avait d’ailleurs plus à reculer. Je songeai qu’au surplus, à ce moment même, là-bas, dans les parages de Verdun, nos soldats accomplissaient des tours de force autrement difficiles que d’improviser dans un idiome où l’on est plus que novice ; et je m’exécutai de mon mieux qui fut, j’imagine, pitoyable. Comme j’avais eu la précaution de promettre à mes auditeurs que, s’ils réussissaient à comprendre ne fût-ce que la moitié de mon jargon, je les tiendrais pour le public le plus intelligent des deux mondes, ils se comportèrent, naturellement, de façon à n’en avoir point le démenti. Mais on va voir que, dans le nombre, il y en eut à tout le moins un de sincère. Je venais à peine de clore mon laborieux speech sur une phrase où je faisais remarquer à l’assemblée que, si je m’étais efforcé de rendre justice à mon pays, je n’avais pas à me reprocher de l’avoir déniée à ses adversaires, puisque j’avais poussé la courtoisie à leur égard jusqu’à m’abstenir de les nommer, — quand, tout à coup, du fond de la salle, une voix les nomma, elle, sans vergogne, et en un français de bon aloi qui sonna doublement clair après mon anglais de pacotille :

— A bas les Boches !

Il faut avoir vécu dans l’exil la tragique angoisse des premières journées de Verdun pour mesurer de quel réconfort ce cri d’un soi-disant neutre me pénétra subitement toute l’âme, et avec quelle effusion de gratitude je remerciai, dès que je pus l’atteindre, le frère inconnu qui l’avait lancé.

— Un ex-Beaux-Arts, section d’architecture, fit-il joyeusement, en me déclinant sa qualité.