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bienvenue de l’île. Ils suivent le bateau, pressés par l’ombre qui vient et, craintifs encore, hésitent à se poser… Pourtant, ils n’ont rien à redouter. Notre aumônier, grand chasseur en Bretagne, qui n’hésite pas à tirer les mouettes, respectera les hirondelles et les palombes. Et puis, nous serions là, au bon moment, pour rappeler à M. l’abbé l’exemple de saint François d’Assise.

Lecture du « communiqué » que la Tour Eiffel nous envoie par T. S. F. et qui est affiché au carré. Dîner à la petite table des infirmières. Et voilà cette première journée de navigation presque achevée.

Maintenant, on ne distingue plus rien, à l’horizon. La Corse s’est évanouie dans l’orage, et le ciel et la mer se confondent en un même élément. C’est l’heure où les navires ne sont plus que de bien pauvres choses dans la nuit, de fragiles atomes entre deux abîmes. L’éternelle hostilité de la mer nous effraie soudain, quand nous voyons les ténèbres descendre sur le cercle infini des eaux.

Appuyée à la rambarde, dans le vent qui m’enveloppe, je me sens petite et seule. Comme tous les soirs, à cette heure, je me recueille en moi-même, j’évoque des figures chéries, je pense à tout ce qui fut, à tout ce qui est ma raison de vivre, qui subsiste à travers l’épreuve et ne craint rien du temps et de la mort. Pour tous ceux qui luttent ou qui attendent, pour tous ceux qu’un devoir unique a séparés en les déchirant, soldats au fond des tranchées, marins sur les flots, femmes qui regardent la place vide au foyer, mères anxieuses, n’y a-t-il pas ainsi, chaque soir, une communion dans le souvenir, un mystérieux rendez-vous des âmes ?

Et ce n’est pas un piège sentimental où se détend la volonté, prise au dangereux plaisir de l’attendrissement. C’est le rite quotidien d’un culte : c’est l’affirmation que l’absence ne sépare pas ceux qui s’aiment, que la solitude n’est qu’une apparence et la distance qu’une illusion. Alors, le jeune soldat sent sur ses yeux lourds de sommeil la caresse des mains maternelles ; la mère entend le « bonsoir » balbutié de son fils ; et tous comprennent que la guerre n’a pas détruit leur plus cher trésor : celui des humaines tendresses. Demain, les hommes ne seront pas moins vaillans et les femmes moins résignées : le contact des âmes aura renouvelé leur énergie, raffermi leur