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homme s’était jeté aux pieds d’une dame, pour être aimable ; la dame, prude ou peu aguichée, le pria de se relever : « Ah ! si je le pouvais ! » s’écria-t-il. Mais ce gros Gibbon n’est pas celui que Mlle Curchod crut aimer. Gibbon avait seize ans, lorsqu’il arriva en Suisse. M. Gibbon le père le confiait à un pasteur de Lausanne, M. Pavilliard, qui aurait soin de le ramener au protestantisme, le jeune homme s’étant avisé, au scandale de tous les siens, d’embrasser le papisme, à Oxford. Il avait lu Bossuet. M. Pavilliard se souvint longtemps de « ce petit personnage tout mince, avec une grosse tête, disputant et poussant avec la plus grande habileté les meilleurs argumens dont on se soit jamais servi en faveur du papisme. » D’autres lectures et d’autres méditations fournirent à cet adolescent chicaneur des argumens contre le papisme, de sorte que sa deuxième conversion se fit à merveille : après quoi, il ne fut exactement ni protestant ni catholique. Mais il est mince, au temps de ses jeunes amours, mince avec une grosse tête. Au surplus, qu’importe de savoir comment il est ? Sachons comment le vit son amante.

M. le comte d’Haussonville a justement retrouvé un portrait de Gibbon, écrit alors par cette amante. Eh bien ! Mlle Curchod, dès le début, confesse l’intention de « couler légèrement sur la figure de M. G… » C’est un signe d’indulgence, mais indispensable. Elle lui accorde de beaux cheveux, la main jolie et l’air d’une personne de condition ; la physionomie, très spirituelle et singulière : « une de ces physionomies, si extraordinaires qu’on ne se lasse presque point de l’examiner, de le peindre et de le contrefaire. » Une politesse élégante et l’idée fine des égards qu’on doit aux femmes. A la danse, des plus médiocres. Et, bref, un garçon très intelligent, laid, qui a des mérites et qui a même de l’agrément,

Gibbon s’éprit de Mlle Curchod, qui ne le méprisa point. Voire, ils allèrent, sinon jusqu’aux fiançailles, du moins jusqu’à des promesses. Ils en étaient là, quand le promis, ayant passé à Lausanne, et autour de Lausanne, cinq années, dut retourner en Angleterre. M. Gibbon le père lui interdit d’épouser Mlle Curchod, sous peine de perdre l’héritage et les subsides provisoires. Gibbon, ensuite, résume dans ses Mémoires son aventure : « Après un combat pénible, je cédai à ma destinée. Je soupirai comme amant, j’obéis comme fils… » Il obéit, sans doute. Il écrivit à la jeune fille : « Mademoiselle, je ne puis commencer ! Cependant, il le faut. Je prends la plume, je la quitte, je la reprends. Vous sentez à ce début ce que je vais dire. Épargnez-moi le reste. Oui, mademoiselle, je dois renoncer à vous pour jamais ! »