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Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 37.djvu/698

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conversation m’a beaucoup ébranlé. » Cette conversation l’a tant ébranlé qu’il n’épousa point Lucile. Bref, il hésitait : et c’est la même chose que de ne plus aimer. Tandis qu’il hésitait, Lucile mourut. C’était la solution la plus satisfaisante pour tout le monde, excepté pour Lucile, et peut-être pour Lucile aussi. Après cela, il recommença de travailler à La richesse commerciale et d’y soutenir les doctrines écossaises, paraît-il, de libre-échange et de libre production.

Pour ce qui est de se marier, il attendit l’année 1819, qu’il épousa une Anglaise et belle-sœur de sir James Mackintosh. Pour s’occuper, dans ce long intervalle, il eut les seize volumes des Républiques italiennes ; et bien d’autres publications, en attendant les vingt-neuf tomes de son Histoire des Français ; et un cours qu’il donnait à Genève devant un auditoire où « des demoiselles de la première jeunesse étaient mêlées parmi des écoliers d’un autre sexe ; » et puis, ses agréables fonctions de « gentilhomme » à la cour de Mme de Staël ; enfin, le temps qu’on perd sans presque s’en apercevoir.

Quand il avait pénétré dans la compagnie de Mme de Staël, il était savant et naïf, assez gauche de manières. Les gens qu’on lui offrait à entretenir le surprenaient par leur ignorance et leur entrain. Il avait toujours l’air « abasourdi, » souvent affligé : Bonstetten s’amusait à le consoler. Peu à peu, il s’accoutuma. Et il vint à ne plus pouvoir se passer de Mme de Staël, qui pourtant l’étourdissait, à certains jours, et le déroutait. Elle eut vite fait de prendre sur lui le même ascendant que sur tous ses amis. Il avait écrit déjà la première partie des Républiques italiennes et la lui montra. Elle lui dit qu’assurément il était « le premier homme en fait d’histoire, » mais que son histoire, — voulait-il s’en apercevoir ? — était « une compilation sèche et sans vie. » Il recommença ; et, comme la rédaction qu’elle avait condamnée est perdue, nous avons à conjecturer que la seconde vaut mieux.

Mme de Staël et Sismondi eurent, en 1815, une chamaillerie au sujet de Napoléon. Sismondi n’avait pas tort d’admirer l’Empereur ; mais il l’admirait pour la raison fort imprévue du Libéralisme : dont enrageait Mme de Staël, qui reprochait à son ami de « voir la liberté là où elle est impossible. » Les querelles qui ont de grands sujets ne sont pas graves. Sismondi aimait Mme de Staël ; et il a écrit d’elle : « Quand on ne l’aimerait pas, elle répandrait du bonheur sur tout ce qui l’approche. » Répandre du bonheur : ces mots embaument un souvenir.


ANDRE BEAUNIER.