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L’âme russe est la plus puissante des trois, à la fois la plus massive et la plus élastique. Vaste comme les trois régions, forêts septentrionales, steppes herbeux et déserts arides, expansive comme ses trois grands fleuves, le Volga, le Dnieper et le Niémen, qui coulent majestueusement vers la mer Caspienne, la Mer-Noire et la Baltique, la race moscovite joint en elle tous les contraires. Elle a du Nord et du Midi, de l’Orient et de l’Occident. Elle tient de l’Europe par son besoin d’activité et de l’Asie par sa puissance de rêve. On y trouve à la fois la méditation aiguë de l’extrême Septentrion, l’immobilité glacée des régions arctiques, qui fige la pensée dans l’Eternel, et les brusques impulsions du sang méridional, où la vie ruisselle à torrens et pétille en flammes subites. Pour parler avec un poète, l’âme russe est pareille à ce sapin couvert de neige qui rêve d’un palmier sous le soleil brûlant. Elle déborde de désir, mais l’infini l’oppresse. Elle aime à naviguer sur ses fleuves immenses, à se perdre dans ses steppes fleuris, dont les ondulations indéfinies appellent toujours plus avant. Le peuple russe n’est nullement conquérant par nature, mais nomade et agriculteur. Harcelé par l’ennemi, le moujik se fait cosaque, devient bogatyr et zaporogue. Quant aux Varègues conquérans, qui s’imposèrent à ce peuple autochtone et s’absorbèrent en lui, ils ne sont nullement Scandinaves comme le veulent les historiens de l’école allemande, mais slaves eux aussi, comme l’indiquent leurs noms et comme l’ont démontré les historiens de l’école russe, Godéonof et Zabiéline. Les trois frères, ancêtres mythiques des Varègues, s’appellent Rourik (le Pacifique), Sinéous (le Victorieux) et Trouvor (le Fidèle). Vocables plus slaves que germaniques. Le mot Slovo ou Slava qui joint tous les peuples de cette race en une même famille, qui retentit dans leurs festins comme une fanfare et allume tous les yeux comme des torches dans leurs combats, signifie à la fois gloire et parole. Il identifie la lumière et le verbe.

Regardons un instant l’âme russe dans ses traditions primitives et populaires, païennes et chrétiennes. Nous y trouvons, dès l’origine, deux courans opposés. Ils partent de ce que j’appellerai son pôle masculin et son pôle féminin. Dans les bylines, ou cantilènes épiques, n’apparait guère que le* côté masculin. Le géant Sviatogor est le Titan russe, en même temps qu’une sorte d’Hercule. Tueur de monstres et prodigieux