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sur sa tête. L’épouvante suinte de leurs ailes rouges. « Avez-vous vu les deux armées terribles ? » demande la Reine. Et les oiseaux noirs répondent en croassant : « Les deux armées se sont heurtées, et les deux tsars ont perdu la vie, mais il reste quelque chose des Serbes… de la désolation et du sang. » Arrive Miloutine, un serviteur portant dans sa main gauche sa droite coupée, son corps criblé de dix-sept blessures, son cheval ruisselant de sang. « Maîtresse, descends-moi de mon vaillant cheval. Lave-moi avec de l’eau froide et fais-moi boire du vin vermeil, car mes blessures sont graves. » La Tsarine obéit et murmure : « Où est tombé le glorieux Lazare ? » Et le serviteur commence son récit. Il raconte la mort de son maître, celle du voïvode Milosch, de Strahinia et de beaucoup d’autres. Enfin il énumère les Yougovitch, les neuf frères de la Reine, tombés l’un après l’autre jusqu’au dernier, « le frère n’ayant pas voulu quitter le frère. » Alors la tsarine Militza se laisse choir dans les bras de son fidèle serviteur, qui expire lui-même, après avoir lancé une malédiction redoutable contre le traître Brankovitch.


Plus terrible encore, dans sa sombre grandeur, est la fin de l’Aïeule, de la mère de Militza et des neuf Yougovitch, en son raccourci légendaire et dramatique. La mère octogénaire du vieux Bogdan, la vieille couveuse des neuf guerriers farouches, est un modèle de stoïcisme. Elle ne veut ni pleurer, ni trahir sa douleur, fût-ce d’un mot ou d’un signe. Par son immobilité, par son silence impassible, elle bravera jusqu’au dernier soupir le vainqueur sauvage et l’implacable destin.


La mère de la Tsarine a supplié le Tout-Puissant de lui donner les yeux du faucon et les blanches ailes du cygne pour pouvoir voler au-dessus de la plaine de Kossovo et revoir ses neuf fils. Exaucée, elle les a trouvés morts, mais son cœur a été ferme et elle n’a pas versé une larme. Elle revient dans sa blanche maison, suivie des neuf destriers, des neuf lévriers et des neuf faucons restés près des neuf cadavres.

De loin, ses brus purent l’apercevoir, et elles allèrent à sa rencontre. Alors, les neuf veuves commencèrent à se lamenter et les neuf orphelins à pleurer, les neuf bons destriers à hennir, les neuf farouches lévriers à aboyer et les neuf faucons à claquer du bec.

Mais la mère eut encore le cœur si ferme qu’elle ne versa pas une larme.