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l’âme accessible. Que faut-il à de tels hommes pour évoluer, sinon le contact de nouvelles réalités ? Dès que le soldat de fortune se fait prince, il lui faut compter avec les réalités qui imposent la politique et les affaires. Et par ailleurs ces âmes que, tout à l’heure, je comparais à l’armure franque, massive et rude, elles ont presque toutes ce défaut qu’on trouve à la plus parfaite des cuirasses : elles méconnaissaient la volupté, l’Orient la leur révèle et les en enveloppe. Quel guerrier, si farouche soit-il, échappe à la triple suggestion de la politique, des affaires et des plaisirs ? Il était fatal que la vie féodale s’accommodât promptement à la mode d’Orient.


ACCOMMODEMENS AVEC L’ISLAM

La première concession fut qu’on entra en relations avec l’Islam autrement qu’au bout des bonnes lances. Lorsqu’ils se ruaient sur l’« Infidèle, » nos guerriers eussent été surpris et sans doute indignés à la seule perspective qu’un jour viendrait où l’on accueillerait à deux pas du Sépulcre délivré les envoyés des émirs, sultans et califes. C’était le temps où Pierre l’Ermite, — moine sans aménité, — répondait aux hommes qui criaient famine : « Ne voyez-vous point les Turcs morts ? C’est excellent manger, » et où, s’il faut en croire la Chanson d’Antioche, d’autres soldats croisés proclamaient « mieux aimer la viande de Turcs que paon en poivrade. »

A les trouver vaillans guerriers dans la mêlée et courtois chevaliers dans la trêve, les Francs ont conçu pour les Musulmans une estime dont ils ne se défendent pas longtemps. Retenons que ce rude guerrier de France a le caractère de sa race : il est chevaleresque, il admire le courage et presque l’aime où il le rencontre, et, s’il voit appréciée sa courtoisie, il en redouble, car il a toujours plu à tout Français de plaire, fût-ce à ses ennemis. Dès 1101, — deux ans après la prise de Jérusalem, — Baudouin a fait prisonnière, en une course au-delà du Jourdain, la femme d’un grand sheik ; il lui a rendu la liberté et l’a fait reconduire avec honneur à son mari, tout « mécréant » qu’il fût ; le sheik se fait l’ami, l’allié du « roumi. » Dès cette époque, les rapports sont établis. La politique fortifie une disposition que la seule chevalerie a créée ; car si Tancrède a envahi les domaines de Josselin de