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par un aéroplane qui jeta des bombes contenant des gaz asphyxians. La jeune fille fut enveloppée dans le nuage meurtrier. Le sang lui jaillit de la bouche et les Cosaques l’emportèrent évanouie. Cette fois, le mal était profond : les poumons étaient atteints. Évacuée sur Tsarskoié-Sélo, Micha n’y resta que trois jours et fut envoyée sous un ciel plus doux. Les émanations résineuses des plus et des cyprès de Yalta rendirent leur libre jeu aux organes que les gaz empoisonnés semblaient avoir à jamais détruits et, maintenant, sous le chaud soleil d’Eupatoria, la jeune Cosaque achève sa guérison.

Isvostchich, à la ville tatare !

— La ville tatare, barina ?… un vrai marécage aujourd’hui.

— N’importe ! Va, va, on te paiera bien !

Promesse magique ! L’isvostchich se retourne sur son siège, enlève d’un joyeux coup de fouet ses chevaux, qui n’en auront d’ailleurs pas un picotin de plus.

Un vrai marais, certes ! Il a plu cette nuit ; le quartier tatare et celui des tsiganes ont pris l’aspect d’une Venise boueuse et barbare. L’eau notre clapote sous les pieds des chevaux, rejaillit en éclaboussures… De chaque côté de la rue, une lisière de terrain surélevé forme digue. « Mieux vaut aller à pied ; descendons ! »

Des murs de boue séchée, percés de portes ouvrant sur des cours : c’est la « Rue des Tsiganes. » Des ruelles impraticables, des impasses sans nom, y aboutissent. Le long des murs, des femmes se glissent : yeux de braise dans des visages de bronze clair. Les belles statuettes que doivent être les très jeunes, nues ! Quant aux costumes, c’est le pittoresque de la loque : rien de plus. La misère en a effrangé les bords et le soleil en a mangé les couleurs. Pourtant, j’ai la curiosité de ces êtres, enfermés derrière le double rempart de leurs murs et de leur langage, qu’aucun être civilisé ne parle ni ne comprend.

C’est de ces ruelles que partent ces femmes ardentes et belles, aux robes bariolées et traînantes, que l’on croise sur les trottoirs de Pétrograd et de presque toutes les grandes villes de Russie. C’est au fond de ces cours, que ces mêmes femmes apprennent, encore enfans, à jouer du feu de leurs yeux ; qu’elles se rompent aux danses lascives, étudient les mystères du tarot et du marc de café, s’entraînent à distribuer l’éternelle