Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 38.djvu/441

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


LE TÉMOIGNAGE D’HENRY SIENKIEWICZ

Au galop de deux trotteurs, je longe la route, bariolée à souhait, qui va de Livadia au Sanatorium de Massandra où l’on m’a promis une émouvante interview.

Voici que nous croisent deux imposans personnages enturbannés, vêtus de cafetans sombres sur des robes de couleurs tendres, — deux musulmans de la suite de l’Emir de Boukhara dont se voit, à gauche, le palais d’hiver. Un officier à peau basanée, tatare de Crimée ou indigène du Turkestan, passe à cheval, élégant et correct, regardé par les buveuses de thé attablées à la terrasse sur pilotis d’une confiserie de Yalta. L’aimable petite cité balnéaire est en pleine saison et, sans quelques soldats qui se promènent dans le jardin accompagnés par leurs Sœurs de Charité, on y pourrait croire que la guerre est un bluff monstre inventé par les journaux. La mode y est aux châles tatares, rouges, blancs, jaunes, verts, à grosses roses multicolores… On les porte drapés de côté, laissant une épaule libre. Et l’on dirait que les jolies baigneuses de Yalta se sont, par jeu, emparées des plus belles roses, écloses dans les parterres de Massandra ou de Livadia !

Toutes les boutiques sont ouvertes, étalant les tapis persans, les écharpes de soie, les coussins arabes, les petites tables incrustées de nacre et ces exquises babouches, brodées de mille couleurs, que la nonchalance musulmane inventa et qui traînent si languissamment sur le pavé des cours. Devant les boutiques de fruits, des Tatares flânent, pantalons bouffans, veste courte, ceinture de métal ciselé, bonnet conique d’astrakan, au fond orné d’une rondelle d’or.

Des femmes tatares coudoient les Européennes et, sur le quai, les petits ânes excursionnistes trottinent, accompagnés par ces guides aux yeux noirs qui se sont fait, parmi la riche clientèle des hôtels, une si dangereuse réputation de beauté.

Tout au bout du quai, et comme contraste à ces spectacles profanes, s’élève une chapelle orthodoxe. Elle est ouverte ; l’or des icônes et la flamme des cierges brasillent dans l’ombre. Un prêtre officie, et la foule déborde jusque sur la dernière marche. Prières pour la guerre ? Jour de fête ou Te Deum ? Je ne sais… mais la psalmodie nous rejoint sur la route de Massandra, entrecoupée par le son des cloches et le chant rythmé de la mer.