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feuilles dorées, des oiseaux de passage, des panerées de fruits et des raisins mûrs ! Hélas ! ces joies de la terre féconde ont perdu pour nous le meilleur de leur sens. Toute vie est devenue grave, austère et silencieuse. La chanson des moissonneurs et des vendangeuses est remplacée par celle des obus et des balles à qui, d’un bout à l’autre de l’Europe, la voix des usines répond. Moins heureux que jadis, nous nous sentons cependant un cœur plus riche. C’est que, comme nos granges et nos celliers ploient à l’automne sous les richesses de la terre, nos âmes débordent de richesses morales accumulées. Nos sacrifices, nos dévouemens, nos abnégations, l’héroïsme de nos soldats : quelles belles moissons, quelles précieuses vendanges où puiseront longtemps encore les générations de l’avenir !


CARNET DE SŒUR NADIEJDA-1VANOVNA

J’ai prié Nadiejda-Ivanovna de me raconter pour la Revue des Deux Mondes ses souvenirs du front. Timofée, le domestique, a roulé nos fauteuils de convalescentes sur les terrasses du Svitsky Dorn. Nous y passons de longues heures, en face de l’été mûrissant. Comme tout a changé depuis trois mois ! Le parc a revêtu une parure en harmonie avec la saison. De pimpant et coquet, il s’est fait somptueux. Le rouge et l’or y dominent. Les violets sombres y mêlent à la pourpre leur noie épiscopale. C’est un poème de splendeur !… Autour du palais éclate une fanfare dont la gamme va des dahlias grenats au cœur d’or jusqu’au rose aigu des « fleurs de corail, » en passant par le médium ardent des géraniums et la dominante des orgueilleuses « crêtes de coq. » On croirait entendre les trompettes guerrières célébrant les victoires des Alliés, des bords de la Somme à ceux de l’Isonzo et du Stokhod… Mais, tandis que l’a jeune Sœur de Charité russe parle, en feuilletant son Carnet de guerre, il m’arrive de fermer brusquement les yeux, à cause de tout ce rouge, — pareil à des flaques de sang répandu.

Cependant, les heures qu’a vécues Nadiejda-Ivanovna Rglitskaïa étant parmi les plus émouvantes et les plus tragiques de cette guerre, nous avons fait taire, l’une et l’autre, notre sensibilité trop aiguë de convalescentes pour en consigner ici le souvenir.