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branchages ; des refuges contre les bombardemens aériens sont préparés où cela est nécessaire, et l’on sent bientôt que cet air de solitude et de désolation n’est qu’une apparence ; ou qu’une pensée habite ce désert, le domine, l’asservit, et fait couver mille possibilités de défense et de victoire, incompréhensibles pour le passant, mille forces invisibles qui se révéleraient sur un mot du chef et que l’ennemi éprouverait dans leur puissance imprévue.

Nous avons dépassé le camp retranché qui était le but de notre promenade, et je m’étonne que nous ne retournions pas à Salonique. Certaines circonstances ont modifié le projet primitif de ceux qui dirigent cette excursion pleine d’imprévu. Il paraît qu’on ne pourra peut-être pas déjeuner. Cela m’est bien indifférent. Mes guides prétendent qu’on déjeune toujours, bien ou mal, tôt ou tard. J’en accepte l’augure, et je me fie à notre bon destin.

Nous avons fait halte plusieurs fois. La première fois, c’était tout près d’un lieu singulier qui s’appelle Avret-Hissar, et qu’on aperçoit de très loin. Imaginez, dans la monotonie de la vallée marécageuse, un piton bleuâtre portant, haut sur le ciel, un vieux donjon écorné et troué à jour, comme on en voit en Limousin et en Quercy. Au bas du piton, un ruisseau coule, signalé par des bouquets d’arbres. Des artilleurs cantonnent, et leurs chevaux s’ébattent dans l’herbe plus fraîche et plus drue… Un arrêt, puis on repart, et le pic au donjon est derrière nous.-. Un peu plus tard, le bruit du canon qu’on entend, par intervalles, devient plus distinct. De grandes montagnes violettes, aux plans superposes, où le soleil éclaire des places verdâtres, barrent toute la largeur de l’horizon, au-delà d’un lac qui scintille. Des nuages qui se déplacent avec lenteur traînent des écharpes bleues sur toute la chaîne hérissée, hostile, coupée de défilés obscurs. Mes compagnons regardent ces montagnes qu’ils ont franchies naguère et ils me disent :

— Ces crêtes que vous voyez, c’est la Serbie…

La route devient plus difficile. A certains endroits, elle n’est guère qu’une piste creusée d’ornières profondes, où l’automobile tangue terriblement. Nous arrivons au village de K…, un village sans habitans, dont les pauvres maisons portent les marques de la dernière guerre balkanique. La petite église qui est, je crois, du rite bulgare, dresse un campanile tout pareil à