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entouré par eux des soins les plus dévoués, et trouvant, dans l’insouciante gaieté des tout petits, une diversion à sa douleur. Mais, pour ne pas succomber à des ébranlemens si profonds, surtout à un certain âge, il faut se résoudre à masquer ses sentimens intimes. Autour de lui, chacun sentait bien qu’il continuait à souffrir ; mais lui-même demeurait impénétrable. Quand un second coup, plus cruel encore, l’atteignit, lorsqu’il apprit que son fils Pierre venait de tomber au champ d’honneur, le 17 janvier 1915, près de Soissons, en défendant glorieusement sa batterie, il s’enferma plus étroitement encore dans son héroïque réserve.

La mort de Pierre cependant détruisait tout l’échafaudage de ses plus justes et plus chères espérances. Il avait envoyé son fils, presque à sa sortie de l’Ecole polytechnique, faire le tour du monde, tout seul, mais muni de lettres de recommandation pour les hommes notoires de chaque pays, et le fils en était revenu tel que le père le désirait, enrichi d’une copieuse provision d’expérience scientifique, prêt à produire immédiatement, comme il le fit, des ouvrages de haute valeur, et capable, par sa collaboration à l’Economiste français, d’y occuper une place prépondérante, destinée à lui en assurer un jour la direction. Pierre, en outre, avait été élu député, non pas de Lodève, mais de Montpellier, avec une forte majorité. Il ne devait pas tarder à entrer à l’Institut, et l’avenir, puisqu’il n’avait que quarante-quatre ans, lui réservait, peut-être, d’autres succès.

Or, tous ces espoirs se trouvaient anéantis. Ce que sa femme et lui avaient rêvé, ce qu’ils avaient ensemble lentement combiné, préparé, pas à pas, et presque déjà réalisé, il fallait désormais en porter le deuil. De tels coups ne frappent pas impunément un homme de soixante-douze ans, surtout quand il veut continuer à demeurer stoïquement impénétrable, ainsi que nous le disions tout à l’heure. Sans doute, l’héroïsme de Pierre, célébré par ses ennemis mêmes, dans la lettre adressée par eux à Mme Pierre, lui causait un juste orgueil, dont il aimait à s’entretenir avec ses amis. Mais ses confidences n’allaient guère au-delà. Comme il disait à propos de son confrère Maspero, qui succomba, peu de temps après avoir aussi perdu un fils à la guerre : « Ce glorieux père supporta, avec un grand calme extérieur, sa cuisante infortune. »