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fautes et de sacrifices. Nous avons pris des airs irrités ou désolés ou résignés, selon les tempéramens. D’un succès inachevé, nous avons fait un insuccès. Et il était temps que l’offensive recommençât, et que nous conquérions Craonne, avec les crêtes escarpées qui dominent la rive Sud de l’Ailette ; qu’en Champagne aussi, au Nord-Ouest de Reims, nous marquions un progrès important, augmentant de plus de six mille encore le nombre des prisonniers de l’autre quinzaine. Nous étions en train de créer contre nous, de nos propres mains, de notre propre langue, l’absurde et fausse légende d’un échec ; pure légende, l’heureuse reprise à laquelle nous assistons, et qui n’est qu’un second pas du mouvement initial, en est la démonstration éclatante. Cette fois, c’est le succès absolu, et un admirable succès.

Mais quelle rage avons-nous de nous exalter tour à tour et de nous ravaler sans raison, de ne voir qu’en rose et en noir ? La guerre ne se fait pas seulement sur le champ de bataille ; elle se fait en » même temps à l’arrière ; et, par suite, il y a, il doit y avoir pour toute la nation une tenue, une attitude, un langage, en un mot une politique de guerre. Or, il nous faut connaître notre faiblesse pour nous en guérir : sur le champ de bataille, nous ne sommes inférieurs à personne ; en politique, nous ne sommes pas égaux à nous-mêmes. C’est à peu près ce que Machiavel dit au cardinal d’Amboise, dans cet échange de mots vifs qu’ils eurent à Nantes. Le sens politique est en France le moins bien partagé, même entre ceux dont ce serait la fonction et presque le métier d’en avoir. Si le peuple ou le public en avait, il ne prêterait pas une oreille complaisante et des lèvres bavardes à des contes dont quelques-uns coulent peut-être d’une source suspecte. Si le Parlement en avait, il ne discuterait pas tant d’interpellations dangereuses et maintenant inutiles sur la conduite des opérations et les responsabilités encourues par tel ou tel général ; surtout il ne les discuterait pas en un Comité secret qui, au dedans, laissera licence de tout dire, et, au dehors, donnera prétexte à tout supposer. Enfin, si le gouvernement, si tous ses membres en avaient davantage, ils discerneraient plus sûrement que, comme il est des temps de parler et des temps de se taire, il est aussi des temps d’agir et des temps de s’abstenir ou de différer, mais que, lors même que c’est le temps d’agir, il y a encore la manière. Il est évident qu’une guerre qui a déjà duré trois ans ne peut pas ne pas se faire sentir, dans la vie quotidienne, par une gêne de plus en plus grande. Les deux premières années, à ce point de vue, nous ont été légères, à l’excès peut-être, et c’est cet excès que nous payons : nous ne nous sommes privés, nous n’avons