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femmes malades ou chargées de beaucoup d’enfans. Je me rappelle une pauvresse, une femme en fichu qui avait de grands yeux bruns pleins d’ardeur et des creux profonds sous ses pommettes, — et qui portait son dernier bébé roulé dans un beau vieux châle de cachemire. Quand nous étions entre nous, portes closes, nous parlions des Allemands ; chacune racontait ce qu’elle avait eu à souffrir, ce qu’on lui avait pris dans sa maison, qui des siens avait été emmené au travail forcé. On se disait aussi qui l’on allait chercher en France ; qui l’on tremblait de ne pas retrouver. Beaucoup de ces femmes avaient un mari dans l’armée. Cela me perçait le cœur de penser que plusieurs sûrement ne trouveraient d’autre réponse au terme de leur voyage que le silence de la mort. Et pour moi-même, j’étais toujours dans la même folie de sécurité. Je n’avais pas un doute réel, pas une inquiétude !...

Après les huit jours de quarantaine, nous rejoignîmes à la frontière d’autres groupes d’émigrans qui venaient pour la plupart du pays minier autour de Lens, et devaient voyager avec nous. La traversée de l’Allemagne dura trente-six heures. Je n’en retiens qu’une vision : celle d’un prisonnier français en uniforme bleu foncé, qui bêchait un champ au bord de la voie et, se redressant au passage du train, nous envoya des baisers des deux mains. Le petit Léonard était toujours dans le même compartiment que moi. Il m’étonnait par sa douceur et son silence. Quand on lui demandait s’il avait connu sa maman, il répondait d’une voix lente et unie : « Elle est morte. » A le regarder, je me sentis convaincue qu’il avait assisté à cette mort, — peut-être tout seul, — qu’il avait contemplé ce mystère affreux de sa maman devenue insensible, indifférente et ne se retournant plus quand il pleurait. Il me parut bien élevé, timide et propre. Il y avait de l’étonnement et de la résignation dans le fond de ses yeux muets ; tout son visage était étrangement privé de sourire. Il ne me parlait pas ; mais il se tenait volontiers près de moi et me témoignait une sorte de confiance animale qui m’était très douce. Cela m’aidait à supporter un excès d’espoir et d’émotion qui me dévorait. Je me calmais en tenant sa petite main.

A Schaffhouse, nous descendîmes du train allemand. La gare était pleine de femmes suisses qui étaient venues pour nous accueillir, pour secourir nos pauvres ; elles distribuaient des