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à l’écart et on voyait de loin ses volets verts au milieu d’un immense champ de neige. Nous entrâmes ; les enfans jouaient dans la cuisine ; ils étaient tous propres et bien vêtus. Léonard était le dernier arrivé. Dix jours à peine s’étaient écoulés depuis que nous étions descendus ensemble sur la place d’Annemasse. Aucun des autres ne portait sur son visage cette expression fixe d’étonnement et de tristesse. Il me reconnut, mais ne me sourit pas. Je lui demandai s’il voulait venir avec moi pour ne plus jamais me quitter. Il me regarda de ses yeux graves et hocha la tête. En quelques heures, les premières formalités furent accomplies, j’avais le droit d’emmener Léonard. Nous étions à Paris le 28 au matin. Danielle n’a pas été bien contente...

Toutes deux se turent et se regardèrent. Adrienne Estier demanda :

— Tu veux le garder toujours ?

— Naturellement.

— Tu l’aimes ?

— Oui, j’ai ce bonheur. Je l’aime plus intimement chaque jour. Quand nous sommes seuls ensemble, et que la pensée de notre commune misère et faiblesse m’accable, je prends sa petite tête entre mes mains, et je sens alors que cette pauvre petite miette d’amour dont nous faisons notre nourriture, lui et moi qui avons tout perdu, suffit à nous tenir en vie, mêlés à l’immense communion des êtres qui s’aiment. Pour un cœur qui s’est cru retranché du milieu des vivans, c’est une résurrection.

— Denise, prends garde ; tu es bien jeune encore, quoique tu ne t’en doutes pas ! et si aimante ! L’amour ressuscite, comme tu dis, dans le cœur, le vrai amour, celui de la fiancée pour le fiancé. Ne te crée pas un devoir trop absorbant.

Denise secoua son index devant sa petite figure aux yeux intenses.

— Non, dit-elle, cela, non ! Si Philippe m’avait repris sa parole après un mois ou deux de fiançailles, je te dirais : peut-être... Quoique... un tel charme ! est-ce qu’on ne resterait pas empoisonné pour toujours ? Mais j’ai trop vécu de lui, en lui, pendant ces trente mois de silence où je lui ai donné tout ce que j’avais de passion dans l’âme. Ce qui se passe dans cette profondeur de désir et de souffrance, rien ne peut plus l’effacer. Non, vois-tu. Non.