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vieille ferraille voisinaient avec quelques provisions de légumes sous des cordes à sécher le linge.

Gotton avait pris possession de ce logis sans un jour de dépaysement. La solitude ne l’étonnait pas, elle y avait été accoutumée à Metsys. Ses occupations n’avaient guère changé : laver, raccommoder, faire la cuisine ; il ne lui manquait que de soigner les vaches et de les mener aux champs ; mais Luc Heemskerque lui avait promis des poulets et un agneau qu’elle nourrirait dans le jardin et qui lui tiendrait compagnie. Elle obéissait à Luc, comme toute son enfance elle avait obéi à son père ; mais le bonheur de cette soumission amoureuse était si nouveau, si insoupçonné que souvent au milieu du travail domestique elle s’arrêtait pour laisser déborder dans le silence la plénitude de son cœur. Ainsi son allégresse intérieure était la seule chose à laquelle elle ne s’habituât pas.

Dans les premiers temps, elle avait pu craindre quelque violence de son père ou simplement quelque démarche pénible et embarrassante comme une visite du curé, une tentative de persuasion. Mais rien n’était venu. Depuis le matin où elle avait quitté la maison de son père, elle était, pour Metsys, comme à l’autre bout du monde. Dans Meulebeke, elle sortait rarement. Tout le monde au village savait son histoire ; on se la montrait du doigt et personne ne lui adressait une parole de bienveillance. Pourtant elle lavait à la fontaine, sur la place du village, et quoiqu’elle s’arrangeât pour y aller de très bonne heure, elle y rencontrait toujours quelques commères. On se poussait du coude quand elle approchait ; il arrivait qu’on l’insultât. « Hé ! la fille, faut du toupet pour venir laver le linge de vot’lit avec du linge d’honnête monde.

— Peut-être bien, répondait-elle avec lenteur, qu’il vaut mieux être heureuse qu’honnête, puisque ce ne sont pas ceux qui sont heureux qui pensent à dire des méchancetés.

Elle avait la réplique si hautaine et si drue qu’elle fermait la bouche au zèle. Elle sentait que ces femmes qui l’injuriaient ne pouvaient la regarder sans envie. Elle savait à présent qu’elle était belle ; l’amour qu’elle inspirait lui était devant le monde comme un vêtement de princesse et comme une armure. Elle savait qu’elle marchait comme aucune autre femme, avec un mouvement des hanches ample et rythmé, léger et puissant, et que Luc s’enivrait rien que de la voir aller et venir. Loin de