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un groupe, jaune comme tous les autres, et qu’on n’avait pas d’abord distingué, se révèle, quand on approche, d’espèce bien différente. Hauts turbans d’Asie, eau mystérieuse et sombre des yeux, fins et graves visages de bronze : ce sont des cavaliers sikhs chargés du service de la posté. Immobiles, ils se taisent et regardent la mer avec la vieille expression orientale d’attente et d’impassible fatalisme. C’est la première fois que cela se voit dans l’histoire du monde : les hommes d’Extrême-Asie venus pour faire la guerre dans cet Occident dont ils ne savaient rien, sinon que c’est le fabuleux pays des sahibs qui les commandent. Ils regardent la mer, la blanche mer septentrionale d’où montent, avec la marée, les bateaux de pêche picards : rudes chalutiers aux voiles tannées et rapiécées ; aux ponts chargés de filets et de marée, aux aspects de travail ouvrier et de misère.

Un triste mugissement de sirène, et tous les yeux se sont tournés vers les musoirs. Une fumée monte derrière l’estacade, et tout de suite, voici paraître, presque surgir, tant il vient vite et grandit sans bruit, glissant sur ses tambours, le transport attendu. En deux minutes, il est devant nous, tout près, manœuvrant déjà pour se mettre à quai, ses ponts supérieurs nous dominant, chargés d’humanité anglaise. On n’entend que les coups de timbre au cadran de la passerelle, et la voix du commandant jetant ses ordres par le mégaphone. Et puis le craquement des câbles qui se roidissent. C’est le moment indécis où les hommes surgis des lointains de la mer vont se répandre sur le sol qui leur est nouveau, se mêler à ceux qui les attendent et en sont encore entièrement séparés. Brèves minutes, mais qui semblent bien longues, presque solennelles, tandis que l’intervalle se rétrécit entre la pierre du quai et la muraille du grand bateau. D’un côté à l’autre, des regards s’échangent ; un immatériel et silencieux contact s’établit. Avant que cette masse humaine et couleur d’argile commence à couler sur les passerelles, je les vois, ces jeunes gens, tels qu’ils sont partis d’Angleterre, serrés les uns contre les autres, les yeux tournés vers la terre où les attend l’inconnu de leur destin. Ils sont bien deux mille : magnifiques garçons qui, depuis deux ans, ne pensent qu’à la guerre, ne l’ont jamais vue, et arrivent, enfin, au pays de la guerre. Troupes de renfort, — drafts, — envoyées par les dépôts pour compenser l’usure