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Puissances qui avaient envahi la France, discutaient alors les articles du traité qui fut signé le 30 mars.

« En quittant Paris, poursuit Berryer, avant que la démarcation du territoire fût connue, Gouvy me dit en me serrant la main : « Mon ami, songe bien que, si la fatalité me fait Prussien, je suis un homme mort. Adieu ! »

Les appréhensions du patriote sarrelouisien ne se réalisèrent pas, du moins immédiatement, puisque le traité du 30 mars 1814 laissa Sarrelouis à la France. Mais l’année suivante, après Waterloo, le traité du 20 novembre 1815 installa la Prusse sur la rive gauche du Rhin ; Sarrelouis devint prussien. Gouvy l’apprend avec frémissement ; il n’y veut pas croire ; il faut qu’on lui confirme la triste nouvelle. Alors, sans mot dire à qui que ce soit, d’un air sombre et résolu, il va s’enfermer dans son cabinet de travail. « La, raconte Berryer, il écrit avec la plus grande lucidité son testament en faveur de deux neveux et de sa femme ; il adresse à son épouse une lettre d’adieu touchante qu’il signe : GOUVY, mort Français. Tout ainsi réglé, il prend un pistolet et accomplit le fatal serment qu’il m’avait fait l’année précédente. »

Gouvy ne fut point, comme on pourrait être tenté de le croire, un exalté, un déséquilibré. Sa résolution, longuement réfléchie, ne fut que l’explosion outrée du sentiment de tous ses compatriotes. Maître de forges, ayant sous ses ordres un nombreux personnel, il crut de son devoir de donner l’exemple du patriotisme exacerbé et impuissant, comme tant d’autres Sarrelouisiens l’avaient donné sur le champ de bataille. Son acte de désespoir patriotique n’est qu’un épisode des scènes tragiques et douloureuses dont Sarrelouis et ses environs furent le théâtre lorsque la population apprit qu’elle était prisonnière de l’ennemi héréditaire.

Bien longtemps après 1815, on vécut, en pays mosellan, dans l’idée que la domination prussienne, qui mit une dizaine d’années à s’organiser administrativement, n’était que provisoire, et que la France, sous peine de déchéance, ne pouvait manquer à sa tradition historique qui était de revendiquer sa frontière rhénane. On crut qu’elle voudrait reprendre les forteresses qui gardaient sa frontière, lamentablement déchirée, jetée comme un haillon sur la carte de l’Europe, suivant l’expression de Victor Hugo, et, dans cet état, indéfendable.