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d’une église répondent à un autre clocher. Mugies plutôt que récitées, sur des mesures qui étonnent l’oreille, elles s’enfoncent en de longs silences pour laisser au chanteur le temps de reprendre haleine ; et l’on ne sait jamais si la plainte est finie ou va continuer encore. Tantôt ces voix puissantes dominent tous les bruits épars des petits concerts invisibles qui retentissent au fond des puits lumineux ; tantôt les rhaïta, les tambourins et les violens de la fête nocturne jaillissent avec un bruit si aigre, si nombreux, si passionné qu’ils étouffent dans leur vacarme le pieux mugissement des muezzins. Autour de moi, tout est vacarme pour mes oreilles habituées à des rythmes autrement conduits. Mais au milieu de ce tapage, mieux que dans l’art le plus parfait, un instant je crois saisir le sens profond de la musique faite essentiellement pour le délire et la fête.

Enveloppé dans mon manteau, comme je le serais à cette heure en Bretagne ou en Irlande, j’écoute cette lutte aérienne entre les voix du ciel et les bruyans petits plaisirs de la terre. Il fait humide et frais, presque noir. Cette nuit marocaine n’a pas la transparence qu’ont en ce mois d’été les nuits de Tunis ou d’Alger. Dès que vient le crépuscule, la buée de l’Atlantique efface les contours des choses ; et si la lune n’est pas dans son éclat, les blancheurs des murailles, si étincelantes à midi qu’elles semblent défier les ténèbres, s’évanouissent assez vite dans une ombre mouillée qui ne devient jamais de la pluie. A cette heure, la ville ressemble à quelque immense chapelle bleuâtre éclairée par des veilleuses. Et dans cette harmonie bizarre, faite de bruits discords et de lumières invisibles, il n’y a que mon patio, où la bougie s’est éteinte dans sa lanterne multicolore, et d’où ne monte aucun bruit, qui fasse au-dessous de moi un grand trou de silence et d’ombre.

Tout à coup, un tambour furieux, pressé, courant de porte en porte comme si l’ennemi était sous les murailles et qu’il fallût s’élancer aux remparts, emplit toutes les rues, réveille les trompettes de cuivre, endormies depuis un moment, et qui recommencent aussitôt de disperser sur la ville leurs éclats assourdissans. Pendant quelques minutes, c’est un tumulte infernal de tambours déchaînés et de trompettes qui se déplacent aux quatre angles des minarets pour jeter leurs clameurs sauvages. Il est minuit. Tout ce furieux tapage est fait pour