Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 41.djvu/330

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mêlée d’Arabes, de Berbères, de nègres, de chameaux, de chevaux, de mulets et d’ânes qui se pressent, se croisent, se bousculent entre les boutiques, posées à un mètre du sol comme autant de petits placards, de petites armoires ouvertes.

C’est le quartier des souks, le bazar oriental, toujours le même et toujours divertissant par quelque détail imprévu de geste, de forme ou de couleur. La rue sent l’huile bouillante, la graisse de mouton, la menthe, les herbes violemment parfumées, toutes les odeurs composites qui sortent des petits fourneaux de terre, où des cuisiniers en plein vent fabriquent, pour les festins nocturnes, des soupes, des grillades et des pâtisseries. Comme on est en Ramadan et qu’il est cinq heures du soir, que la journée a été accablante et que depuis l’aurore personne n’a bu ni mangé, tout ce qui ne s’agite pas dans la rue est assez ensommeillé. Le cuisinier s’endort, le soufflet à la main, devant son petit fourneau où s’éteint le charbon de bois. Le marchand accroupi au milieu de sa pacotille, semblable lui-même à un bibelot plus encombrant que les autres, n’a plus de force pour changer de position en s’accrochant à la corde noueuse suspendue au plafond, ni même pour chasser les mouches avec son balai de palmier. Dans leurs minuscules échoppes, les artisans et leur monde gracieux d’apprentis travaillent sans ardeur a leurs petits métiers très anciens. Seuls, les mendians, accroupis sur le trottoir et habitués par profession a un jeûne éternel, semblent ne point souffrir de la soif et de la faim, et sur un rythme lugubre demandent sans relâche -a la foule qui passe la charité d’une bougie, d’un morceau de pain, d’une aumône, au nom de Sidi Ibrahim ou de Sidi Bel Abbès.

Balek ! me crie le chamelier qui pousse devant lui le troupeau de ses bêtes à la fois dociles et révoltées. Balek ! crie l’ânier quand déjà son bourricot chargé de deux couffins énormes m’a jeté contre le mur. Balek ! crie le nègre qui arrose la rue avec son outre en peau de chèvre sur laquelle le poil est collé. Balek ! crie du haut de sa mule le notable qui, après la sieste, se rend à son jardin d’orangers, confortablement installé sur sa haute selle de drap rouge. Et tout au fond de moi, le peuple turbulent des questions sans réponse m’envoie, comme un écho, le cri de la rue marocaine : « Balek ! », rends ton âme attentive !

Je vois l’échoppe et la boutique, la babouche et l’ouvrier, la pacotille et le marchand. Mais à quoi pense le marchand