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l’incomparable cuisine de leur pays. Socrate reçoit l’éloge qu’il espérait. Il est digne, un peu attendri, il proclame ses opinions vénizélistes et ses sympathies pour la France.

— Une grande nation, messieurs, une nation que j’aime… Une nation qui a produit des génies, des philosophes, des penseurs, des Voltaire, des Victor Hugo, des Pasteur, des Jules Verne !

… Les autres restaurateurs de Salonique, plus élégans, ne valent pas Socrate, au double point de vue culinaire et poétique ; mais certaines « popotes » s’enorgueillissent de leurs cuisiniers. J’ai des amis, rue Ayos-Triados, qui m’invitent souvent et poussent la délicatesse jusqu’à s’informer de mes préférences. Je réponds toujours :

— Je voudrais des pommes de terre frites.

C’est que les hôteliers grecs ne connaissent pas, ne soupçonnent pas la pomme de terre frite, cette merveille ! Aussi mes compatriotes me gâtent… Bien que j’aie échappé jusqu’ici aux maladies endémiques, je me trouvai souffrante pendant quelques jours, et le médecin me mit au régime… Légumes verts, œufs frais, — trésors introuvables !… Une bonne grosse dame grecque, ma voisine, étant venue prendre de mes nouvelles, me dit que j’allais probablement mourir de faim. Mais l’amitié veillait sur moi. Et la dame grecque vit arriver un matelot porteur d’un bouquet superbe enveloppé de papier blanc, un bouquet non pas de roses, mais de petits artichauts tendres à longues tiges ; peu après, un soldat de la légion étrangère me remit une boite à bonbons, remplie de pommes de terre nouvelles cultivées à Vatiluk… Enfin, un jeune rabbin, aumônier de l’armée, animé d’un esprit charitable, m’apporta quelques œufs frais, découverts chez un Israélite de la vieille ville, après un débat de style biblique, en judéo-espagnol… Et la dame grecque, rassurée sur mon avenir, soupira :

— Comme ils sont polis, les Français ! Comme ils sont polis !…

Elle croisait ses mains grassouillettes sur sa poitrine plantureuse et levait vers le plafond des yeux de Junon placide. Bonne Mme Protopappas ! Elle songeait peut-être à son mari, un fringant capitaine qui la délaisse, sous prétexte de service, et fréquente les dames cosmopolites des music-halls. Un soir, cette épouse indignée, mais résignée, avait fait des confidences à une de mes amies, sur le danger que court une honnête