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totalement ignoré par un grand nombre de gens. Ceux-là sont devenus Grecs comme ils seraient devenus Autrichiens ou Ottomans, selon que le sort des armes en aurait décidé. Leur patrie, c’est, avant tout, leur famille et leur comptoir ; c’est, tout au plus, leur ville. On prétend qu’ils conservent chez eux des drapeaux de toutes les nations balkaniques, afin qu’aucune éventualité ne les prenne au dépourvu. Ils n’aiment pas le Bulgare, qu’ils considèrent comme un maître avide et brutal ; ils n’aiment pas davantage le Serbe auquel ils dénient la faculté de gouverner et d’organiser. Ils redoutent le Grec, dangereux concurrent commercial. Au fond, ils regrettent le Turc, tyran bénévole, et peut-être appellent-ils, de leurs vœux secrets, l’Autrichien, cet éternel amant de la « ville convoitée. »

Je disais que Salonique est un foyer d’intrigues ; c’est aussi une grande usine à fausses nouvelles, soigneusement fabriquées dans les officines des germanophiles, expédiées en Vieille-Grèce et beaucoup plus loin. Tout le monde bavarde, dans cette cité où les pires adversaires se coudoient sans cesse et vivent les uns contre les autres, où les récits tendancieux, jetés dans la potinière que sont les cafés, les promenades, les bureaux, les lieux de plaisir, circulent et grossissent, et, même démentis, laissent après eux des émotions troubles. On ne peut faire vingt pas sans rencontrer des figures de connaissance. Une femme ne saurait mettre un chapeau neuf ou causer avec un aimable voisin sans que la nouvelle n’en soit portée, le jour même, de Betchinar à Calamari. Nul n’ignore ce qu’ont dit et fait les plus grands personnages et les moindres, de quelle humeur est le généralissime, quels furent les invités de l’amiral anglais, pourquoi tel officier va rentrer en France, pourquoi tel médecin-major veut quitter son hôpital, quel conflit s’éleva entre tel et tel service. Et l’on apprend aussi que les Portugais vont débarquer, que Venizelos se cache, dans une maison truquée d’un faubourg, ou se promène déguisé en marchand d’oranges ; que Verdun tombera cette nuit, que Sarah Bernhardt arrive demain, et que le roi Constantin, — qui adore la France, — va se mettre à la tête de ses troupes et nous offrir l’aide de son génie militaire, « le plus grand qui ait paru depuis Napoléon, » cela demain, après-demain, ou la semaine prochaine au plus tard…

Potins d’un jour, qu’on débite sans y croire, mais qui ne sont jamais inoffensifs et brouillent les lignes déjà trop confuses