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LE RETOUR

L’auteur de ces pages, historien, professeur, écrivain distingué, a été blessé aux Eparges. Il a perdu l’odorat, le goût, les trois quarts de l’acuité visuelle. Nous avons pensé qu’un tout particulier intérêt s’attachait à ces notes émouvantes où un combattant d’hier, cruellement éprouvé, analyse son effort de réadaptation à la vie.


LA RUE

Septembre 1915.

Le soleil emplit tout l’espace et, quand je sors du hall immense de la gare, quand j’arrive sur l’hémisphérique place de Roubaix, il fait sourdre la joie du granit des pavés, des trottoirs asphaltés, de la masse bruissante des arbres et de la foule dense.

Je m’arrête ; j’hésite ; je ne comprends pas.

Cette ville qui m’apparaît subitement presque insouciante, gaie, amoureuse, élégante, pleine de rumeur ensoleillée, est-elle la même que j’ai quittée quinze mois plus tôt, grave, calme et si belle ? Comme tout change ! Comme l’état d’âme des hommes modifie un décor matériellement semblable ! Ces façades percées géométriquement de fenêtres, ces larges rues, ce boulevard, ces grilles, ces hauts murs teints en noir par la fumée et le temps sont pareils aux façades, aux rues, aux murs de 1914 dont ma mémoire a conservé l’image précise. Et cependant je les reconnais à peine, car les êtres qui les peuplaient sont partis ou ont changé moralement, et la vapeur des âmes qui monte sous le soleil déforme les choses comme l’air chauffé.