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basané, aux robes traînantes, à fleurs rouges, viennent chanter et divertir les jeunes gens ? Une tzigane lui prédit qu’il mourrait à soixante-trois ans. Fataliste, comme tous ceux qui ont vécu en face des grands espaces, dans une étroite communion avec la nature, le jeune officier crut aux paroles de la bohémienne, et le général s’en souvint. Cette confiance en sa destinée, jointe à sa nature énergique, lui conférèrent un courage, une intrépidité à toute épreuve.

Pendant la guerre russo-japonaise d’abord, où il gagna la croix de Saint-Georges et l’épée d’or ; pendant la guerre de Chine ensuite, la chance lui fut fidèle. Elle lui resta attachée au cours de la Grande Guerre. L’invulnérabilité du général Korniloff devint proverbiale parmi les soldats. « On snaït Kourinoié slovo (il connaît le mot de la poule), » disaient-ils ; ce qui est, parmi eux, une façon d’exprimer la foi d’un homme en son étoile. Dès le régiment, sa réputation prenait une ampleur et une saveur de légende. On citait des cas où il avait été miraculeusement épargné par la mort.

Un jour, pendant l’automne de 1915, étant déjà général, il entrait avec deux autres officiers dans un petit enclos précédant une église. Un shrapnell éclate à quelques pas, tuant l’officier qui le précédait et celui qui le suivait, sans qu’il en retirât une égratignure. Une autre fois, il se tenait debout, causant avec un soldat qui portait à la main sa gamelle pleine de « cacha » fumant. Un morceau de shrapnell tombe dans l’ustensile, en enlève le fond… Le soldat fixe silencieusement des yeux effarés sur son général.

— Eh bien ! mon ami, lui demande Korniloff avec le plus grand calme, qu’as-tu ? Est-ce que pour une telle bagatelle ton « cacha » serait perdu ?

Les officiers de son entourage disaient de lui qu’il ne se considérait vraiment sous le feu que si un obus éclatait sur son bureau, lui enlevait une assiette des mains ou tombait au beau i milieu de la soupe !

— Tout le reste n’est rien, disait-il, et ne vaut pas même d’être mentionné !

Aussi ses soldats l’avaient-ils surnommé le Héros sans Peur, le Cœur de Lion et, plus tard, lorsqu’il tomba entre les mains des Autrichiens, on parlait encore, dans les camps, de l’Aigle prisonnier dont on escomptait le retour.