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son observatoire. Ce point était à deux cents pas en avant de la première ligne. Il n’y avait là qu’une tranchée occupée par une compagnie. On y était sous le triple feu de l’artillerie, des fusils et des mitrailleuses. Le général fouillait l’horizon avec une longue-vue. Quel que fût le danger, on ne pouvait s’empêcher d’admirer ce sang-froid, cette figure impassible, ce dédain absolu de la mort. Je m’avançai. Le général me donna la main et me dit tout bas :

« — Nos affaires ne sont pas bonnes ; nous sommes entourés.

« Puis il ajouta :

« — Nous n’avons tout de même pas de chance !

« C’était la première fois qu’une pareille expression sortait de sa bouche.

« Elle me bouleversa, mais je restai ferme.

« Tout l’emplacement, depuis Khirovo jusqu’à Ivla, était submergé sous l’artillerie. La chaussée était complètement détruite : chevaux morts, caissons renversés, voitures abandonnées barraient la route. Ivla brûlait.

« Plusieurs bataillons avaient été envoyés en renfort aux premières lignes. Un instant, l’ennemi s’était arrêté, mais bientôt l’artillerie recommença à taper dans nos premiers rangs, détruisant tout. Nos régimens recommencèrent à se retirer. Le général Korniloff, se tournant vers nous et se lançant en avant le premier, cria :

« — Allons ! Allons ! vite ! Il est nécessaire de les retenir.

« A grand’peine, et sous un terrible feu, nous arrivâmes au bord de la route. Espérant couvrir un peu nos malheureux régimens déjà bien éclaircis, nous les dirigeâmes de l’autre côté. Cet endroit était déjà atteint par le feu des mitrailleuses. La masse des troupes, avec le général Korniloff en tête, s’était jetée sur la chaussée. Le tir les y rejoignit. Avec d’énormes pertes nous revînmes à notre première place, un peu moins exposée. Le général, blessé à la main gauche qu’il soutenait de sa main droite, donnait des ordres.

« — Nous sommes entourés, dit-il fermement, mais il est indispensable d’occuper Doukla.

« Comme on lui répondait que Doukla était cerné, peut-être pris, son fatalisme reprit le dessus et il répondit :

« — Advienne que pourra !