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littérature. Il ne s’ensuit pas du tout que le talent d’écrire consiste à enrichir le vocabulaire, à forger des mots. Bien au contraire ! Un moment arrive où les langues seraient bientôt riches à l’excès et où le talent d’écrire consiste à employer moins de mots qu’il ne s’en présente. Quant aux idées, il a fallu, jadis, qu’on sût les trouver et qu’on les multipliât. Certes, on les a multipliées. Nous ne manquons pas d’idées. Nos inventeurs nous en ont donné plus qu’il n’était indispensable, et prudent même, d’en avoir. Elles ne sont pas toutes de la meilleure qualité ; nous en avons d’excellentes, nous en avons d’absurdes. Il y a très longtemps qu’on a dit que nulle idée n’est assez ridicule pour n’avoir pas un instant aguiché quelque philosophe. Cela remonte à quelques siècles : après quoi, de nouvelles idées sont entrées dans la circulation. Bref, si nous sommes sages, nous ne réclamons plus de nouvelles idées. Que réclamons-nous ? L’art de les classer ; l’art de choisir, parmi elles, les meilleures ; et l’art de supprimer les autres. Est-ce la négation de la pensée ? Pas du tout ! C’est la condition de la pensée. L’habile jardinier n’est pas l’ennemi du règne végétal, s’il ôte l’herbe mauvaise et favorise le légume ou la fleur. Et Bossuet n’est pas l’ennemi de la pensée, s’il a le génie, non de semer à tout hasard des graines inconnues, mais de rendre l’esprit pareil à un bon terreau où prospèrent les vérités utiles et agréables.

Le semeur de toutes idées, je l’accorde, est plus romanesque. Et nous étions si romanesques, tout récemment ! Aucune idéologie ne nous semblait trop aventureuse. Les systèmes les plus bizarres nous ont enchantés, les plus différens de toute réalité ; mais, la réalité, nous en faisions très peu de cas. Elle nous gênait, pour les fantaisies de notre dialectique : aussi avions-nous de subtils raisonnemens qui l’anéantissaient et, ainsi, préservaient la liberté de nos chimères. Il est à remarquer pourtant que cette mode passait, avant la guerre, et que la jeune génération française qui préludait ne goûtait plus ces charmantes folies. Cette jeune génération, — maintenant elle est au feu ; maintenant, elle a subi son épreuve et de telle façon qu’elle a montré sa valeur et sa volonté, — la profusion des idées et leur confusion ne l’amusaient pas, la désobligeaient. Le désordre mental, qui ravissait la plupart de ses devanciers, l’irritait : et elle eut, assez tôt, — si hâtivement que de vieux idéologues renommés l’accusèrent d’impertinence, — elle eut de vives paroles à l’égard de ces anarchistes. L’anarchie intellectuelle lui déplut, la dégoûta. Elle le dit et eut l’occasion de prouver que l’ordre et la discipline française n’étaient pas, pour elle, de vains mots. Cette jeunesse a désormais de l’autorité.