passaient dans des nuages de poussière sous un affreux réseau d« câbles. Des boulevards s’étaient élargis, comme le célèbre Ginza ; mais les petits saules qui les bordent n’avaient pas grandi d’un pouce. Des maisons européennes, des boutiques à l’européenne, des estaminets à l’européenne s’élevaient un peu partout, mais on n’avait qu’à les voir, et principalement les estaminets avec leur mobilier dépareillé de salle à manger bourgeoise, pour s’assurer que les dieux du Japon, amis de l’harmonie et de la netteté, n’avaient point étendu jusqu’à eux leur bénigne influence. L’immense terrain vague qui se déroule, au centre de la ville, devant les douves et les remparts du palais de l’Empereur et qui servait naguère de champ d’exercices à la cavalerie, était converti en un chantier d’où sortait déjà une rangée d’édifices en brique, banques et agences, qui semblaient avoir été transportés d’une ville américaine. Mais la beauté du parc impérial et son mystère restaient encore intacts.
Je pris un grand plaisir à sentir se ranimer en moi, au cours de ces premières promenades, des images depuis si longtemps endormies et à écouter les échos que réveillaient dans ma mémoire tous les bruits de la ville japonaise. Je m’arrêtai longuement devant les échoppes des écrivains publics. Agenouillés comme des saints dans leurs niches et baissant les paupières, ils semaient du bout de leur pinceau des caractères compliqués et vraiment artistiques, pendant qu’au bord de la rue, assis sur leurs talons, leur Vieux client ou leur jeune cliente les suivaient de l’œil, le porte-monnaie à la main. Le long d’une grande bâtisse, où l’on prenait des leçons d’escrime, je ralentis le pas pour mieux écouter le cliquetis des sabres en bois que, depuis des siècles, entend le peuple des Samuraï. Je m’amusai, comme jadis, des salutations qui cassent en deux les passans au coin des rues, surtout quand ces passans sont des femmes et qu’elles portent leur enfant sur leur dos. Au premier plongeon, les deux bébés se découvrent avec étonnement par-dessus les têtes profondément inclinées de leurs mères ; puis les corps se redressent, et ils ne se voient plus ; un second plongeon, ils sont heureux de se revoir, ils se reconnaissent ; un troisième, moins prolongé, et ils se contemplent pour la dernière fois. Je retrouvai les fouillis de bicoques coupés de canaux où glissent des radeaux chargés de légumes ; les dédales des ruelles silencieuses qui descendent les vallées et en remontent