III. — LE DERNIER SAMURAÏ
Un passé qui meurt lentement, ce sont les tombeaux des Shogun, dans le parc de Shiba. Ces lieutenans généraux de l’Empereur, qui avaient supplanté leur souverain, les Tokugawa, descendent peu à peu dans l’indifférence et dans l’oubli. On ne se souvient d’eux qu’avec hostilité. Ces dernières années, un journal interrogea ses lecteurs sur les héros qu’ils préféraient et sur ceux qu’ils n’aimaient pas : le premier des Tokugawa, le fondateur de la dynastie, réunit presque toutes les voix contre lui. Leurs temples étaient magnifiques. Ils le sont encore ; mais leur sanctuaire se dégrade, les châsses se dédorent, les laques rouges s’écaillent ; sur les hauts-reliefs, les fleurs et les oiseaux plus éclatans que les fleurs dépérissent. On commence seulement à réédifier le grand temple qui a brûlé depuis huit ans, et l’on ne sait même pas si l’on ira jusqu’au bout. Les deux ou trois fois que je m’y suis promené, je n’y ai rencontré personne. Les desservans se plaignent de leur pauvreté et sont au milieu de ces splendeurs comme le pâtre qui voit mourir son feu. L’idée religieuse s’en est éloignée, et, dès qu’elle s’éloigne, le Temps se réveille et se met à la besogne.
Cependant il y a, dans un des vastes quartiers de Tokyo, une petite maison que les pèlerins visitent assidûment et qui, tout ordinaire qu’elle soit, est plus sacrée que ces temples. C’est la maison du maréchal Nogi, le vainqueur de Port-Arthur. Mais ce n’est point le soldat victorieux dont on vient y adorer l’âme, c’est l’homme qui, le soir des funérailles de l’Empereur, au premier coup de canon, s’ouvrit le ventre, selon le rite des anciens Samuraï. Ce suicide ressuscita brusquement aux yeux du monde un Japon féodal qu’on croyait enterré. L’uniforme européen contrastait violemment avec une mort qui nous reportait à plus de mille ans en arrière, au temps où les serviteurs se tuaient encore sur le tombeau de leurs maîtres. Sa femme, la comtesse Nogi, n’avait pas voulu le laisser partir seul et s’était enfoncé un poignard dans le cœur. Les Japonais oublièrent presque la mort de l’Empereur pour ne plus songer qu’à ce couple sanglant qui le suivait « sur la route du ciel. » Le peuple fut remué jusque dans ses fibres les plus secrètes par tout ce que la beauté de cet acte avait de spécifiquement japo-