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des pieds sur le brasero d’encens, pour honorer le bon génie qui vient d’entrer dans leur corps, ou pour frayer à l’Esprit qui les quitte une sortie embaumée. Un parent ou un ami s’approche du corps sans mouvement, l’évente avec son burnous, lui passe la main sur le visage afin de prendre la sueur consacrée et s’en frotter la figure. Ranimé par la fraîcheur, le parfum de l’encens, ce repos d’une minute, le forcené revient à lui. Tantôt, rasséréné, il rassemble ses loques, remet sa chemise et son burnous, baise l’épaule des musiciens et s’éloigne du cercle magique, l’air satisfait d’un paysan qui sort de la voiture du dentiste ; tantôt, il rentre péniblement dans la danse, puis, ressaisi peu à peu par le mouvement endiablé, il repart de plus belle, bondit, se disloque, se tord, s’avance vers les musiciens qui, sentant sa frénésie, tendent vers lui les bras et entre-choquent leurs cymbales avec une furie décuplée.

Par une stupéfiante endurance, la petite fille mêlée à ces bondissemens, et qui, d’un pied sur l’autre, se balance depuis une heure, agitant sa tête perdue sous un grand voile noir, n’est pas encore tombée, cependant qu’autour d’elle les plus robustes s’écroulent. La bédouine, qui pleurait tout à l’heure sous ses croûtes de fard, a sans doute enfin trouvé la musique qui convient à son démon, car elle a cessé de pleurer. Parmi le groupe blanc des femmes assises près du mausolée, on en voit qui se convulsent et, sans même entrer dans la danse, s’affalent sur les marches du tombeau. Et dans les maisons muettes de la ville ensommeillée, que d’autres femmes tourmentées par cet éternel malaise qui leur vient des vies cloîtrées, tendent de loin l’oreille à ce concert infernal, balancent, elles aussi, la tête au rythme démoniaque, et supplient leurs maris d’inviter l’orchestre bizarre et le nègre aux yeux blancs, pour qu’ils viennent mener la danse à l’intérieur du patio !

Les mystères d’Eleusis et de la grande Déesse, les bondissemens des Corybantes, toutes les cérémonies dionysiaques de l’ancienne Grèce, étaient-elles bien différentes de cette exaltation sauvage dans ce fond de rue marocaine ? la musique plus savante que ces cymbales de nègres ? les gestes plus harmonieux que les battemens de ces pieds qui soulèvent une poussière écœurante ?… La frénésie religieuse, les esprits, le délire, donnaient-ils plus de grâce aux possédés des collines de Grèce qu’à ces pauvres gens du bas peuple qui s’abandonnent au vertige,